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Critiques de livres


François GODFROID
Aspects inconnus et méconnus de la contrefaçon en Belgique
Académie royale de Langue et de Littérature françaises
1998
924 p.

L'étrange aveuglement de Guillaume Ier

L’érudition a ses charmes discrets. C'est surtout, croit-on, affaire de bénédic­tins qui ne s'affairent pas aux alam­bics de bénédictine. François Godfroid n'est pas bénédictin, s'il en a l'opiniâtreté, la méti­culosité ; il pratique depuis 25 ans une course de fond singulière, de bibliothèques publiques en bibliothèques privées, de bro­cantes en librairies d'occasion grâce aux­quelles il a constitué une formidable collec­tion de catalogues et de documents ayant trait à la contrefaçon des livres en Belgique au XIXe siècle. Somme offerte aujourd'hui dans un livre de mille pages. Un tel livre ne se lit pas ; il se consulte précieusement, se pi­core à la belle aventure, quand on est émoustillé ici par une curiosité, là par une précision savante. Mais il faut donner d'abord une vue panoramique de l'énorme entreprise. Les vingt chapitres recensent exhaustive­ment les genres de contrefaçon pratiqués en Belgique. On édite le théâtre joué à Paris. Des ouvrages permettent de briller en so­ciété : par son savoir-vivre, sa tenue vesti­mentaire, son habileté au jeu, son érudition. Paul de Kock livre intarissablement son œuvre périssable. Un prospectus de la Petite bibliothèque religieuse aboie aux basques de Voltaire et de Rousseau, coupables d'oublier toutes les règles de la décence et de la pu­deur et de porter le trouble et l'irréligion sous le chaume de l'indigent en lui ravissant cette attente d'une autre vie qui console de celle-ci le pauvre et le misérable. Dans l'autre camp, des libelles rappellent mali­cieusement l'Affaire des Jésuites de Bruxelles, au sujet d'une somme de 300 000 florins de Hollande extorqués par les RR. PP. à la dame van Vianen. Les touristes anglais, attirés par le champ de bataille de Waterloo, se réga­lent du Règlement d'exercice du 25 février 1847 pour l'infanterie de l'armée royale prus­sienne. Les amateurs de faits divers sanglants dévorent les chroniques judiciaires. Goldoni et Manzoni sont publiés en italien, Gœthe et Schiller en allemand. Ce juteux négoce ne va pas sans magouilles : des traductions hâtives se passent de l'aval de l'auteur, et certains ouvrages sont caviardés ou maquillés ainsi d'une Histoire d'Angleterre jugée trop gallicane. Est-ce ce qui pousse Barbey d'Aurevilly à brocarder « ces petites éditions ineptes, ignobles, honteuses, belges enfin (le mot dit tout) » ? Il n'empêche : des éditeurs de Moscou et de Rio chargent leurs collègues bruxellois d'imprimer leur cata­logue, tant leur typographie est jalousée, tant leurs papiers sont de qualité, tant ils jouent de tous les formats, du grandiose au micro­scopique. Aussi la contrefaçon se trouve-t-elle aux mains de puissantes sociétés qui dif­fusent leurs produits dans le monde entier à des prix défiant toute concurrence. Commerce licite ? Le mot contrefaçon in­cline à répondre non. Mais on lit dans Le journal du Palais (Paris, 1850) : «C'est un principe que ce qui est publié chez une na­tion tombe chez les autres dans le domaine public. » Guillaume Ier n'avait pas attendu pour confondre liberté de la presse et liberté de la contrefaçon et encourager cette der­nière, quand il haïssait le français, quand les idées véhiculées par les livres français dans son royaume étaient violemment libérales et ultramontaines ! Son aveuglement permet aux amateurs de succomber à quelques titres palpitants : Etrennes narcotiques, dé­diées aux victimes de l'insomnie, par un an­cien officier d'infanterie ; L'art de ne jamais déjeuner chez soi et de dîner toujours chez les autres ; Guide des gens du monde pour les tenir en garde contre les mouchards, filles de joie, par un Monsieur comme il faut, ex-pen­sionnaire de Ste Pélagie ; Les perroquets, leur éducation physique et morale...

Pol Charles