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Critiques de livres


André BEEM
Asymptote précédé de Quatre positions du dormeur
coll. Maelström
2002
107 p.

Les horizons de l'être

André Beem n'en finit pas de me sur­prendre. D'une part, parce qu'il cul­tive la discrétion avec un art con­sommé, ce qui, à notre époque tapageuse, relève plus de l'acrobatie que de l'abnéga­tion. D'autre part, parce qu'il témoigne d'une foi que bien d'autres utiliseraient vo­lontiers pour renverser des montagnes. Mais, manifestement, André Beem ne doit pas aimer qu'on déplace les montagnes. Au contraire même, la place des êtres et des choses appelle tous ses soins, et son œuvre, sans éviter les interrogations sur les mystères de la vie, exhorte surtout à l'intensité. Il ne s'agit pas que d'être, encore faut-il s'accomplir. Et l'auteur s'efface derrière ses livres, non seulement parce qu'ils sont sans doute ce qu'il produit de meilleur mais aussi, on le devine, parce que le moindre commentaire prendrait des couleurs morales dont les teintes seraient difficiles à maîtriser, ou mal comprises.

Qu'on ne s'y trompe pas pourtant, Beem n'est pas un moraliste. Il croise la philoso­phie zen avec la métaphysique judéo-chré­tienne et les renvoie dos à dos ; il fait de la lucidité un devoir mais s'interdit de l'ac­compagner de désenchantement ; il se sait mortel, fragile mais doué d'esprit ; il cultive l'humour plutôt que les préceptes. Derrière la discrétion de Beem, il y a, sinon une solitude, en tout cas une expérience de la solitude. Et que fait le solitaire ? Il interroge la nuit, parle à son miroir ou noue un mono­logue avec dieu : trois thèmes récurrents dans ses derniers textes et qui ramènent à la foi que j'évoquais — à comprendre non pas comme une foi religieuse mais comme une pratique de la ferveur qui, stylistiquement, rejoint par ses côtés incantatoires, ses parts de doutes ou d'exhortations, le texte du dogme.


André BEEM
La traversée d'ici
coll. Alba
Images d'Yvoires
2002
44 p.

Et Beem, pour ne pas créer le doute, choisit délibérément de s'adresser à dieu (avec minuscule) tout en prenant ses dis­tances d'avec lui : « Comme il paraîtrait ab­surde à la plupart de ceux qui m'entourent, cet athée foncier qui prie un dieu auquel il ne croit pas. Mais vous n'êtes, mon dieu, qu'un appui pour ma phrase, un tremplin pour son élan et elle ne bondit pas vers vous. » D'ailleurs, au fil des Quatre positions du dormeur, ce qui est demandé à ce dieu est bien plutôt de défaire ce qui semblait si exaltant dans le dogme mais apparaît invivable dans la solitude. Ainsi, « Quelqu'un est passé qui nous a rendus seuls », irrémédiablement et a laissé, avec ce sentiment, les notions de début et de fin mais brouillées, de telle sorte qu'on ne sait plus laquelle prolonge l'autre. Dans ces di­verses « positions », l'un réclame un compa­gnon d'ivresse, un autre exalte le sexe, un troisième cherche la paix intérieure, le qua­trième se vit comme une machine... Autant de clameurs élevées dans le silence. Asymptote a les mêmes accents, les mêmes interrogations mais le récit a une structure inverse. Celui qui monologue ici est, di­sons, un prophète, quelqu'un que les autres viennent écouter, dont ils espèrent recueillir une parole enthousiaste ou réparatrice. Mais le prophète sait qu'il ne possède aucun pouvoir particulier, que « nul, né de la fem­me, une fois mort ne ressuscitera », que trop de fables courent déjà à son sujet, que le mystère est insondable, qu'un dieu éternel n'a pas besoin de fils, que l'espérance remo­dèle le désir. Et que l'incertitude, comme les certitudes absolues, mène au pire. Le prophète a beau faire, il est pris au piège et, même s'il tente de dire une vérité d'homme à des hommes, il sait qu'il ne pourra maîtri­ser l'usage qui sera fait de ses paroles.

Pour l'anecdote, il faut savoir que ces deux récits ont été écrits à vingt-cinq ans de dis­tance ; voilà qui témoigne d'une belle cons­tance dans l'interrogation, d'une résistance aux discours péremptoires. Reste le petit dernier, La traversée d'ici, un recueil de poèmes où il n'est plus beaucoup question de dieu mais bien de l'homme, à l'instar du poème liminaire qui donne la mesure, lucide, modeste, délicate de ce qui va suivre : être cet homme / en qui devient / ce qu'il devine // je ne puis taire / ce que j'ignore / et qui veut naître// je ne puis dire / ce que je sais / car je le suis. Il y a ici une part d'espièglerie (le jour se lève / me reconnaît / s'enfuit), une forme de compassion (l'hom­me est creux ma détresse / invisible s'y coule) ou de partage (s'allumer lampe / et n'éclairer /jamais qu'autrui). La qualité du regard sur soi est une manière de respect pour l'autre (la moitié de l'amour /n'a trouvé son égal).

 

 Jack Keguenne