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Critiques de livres


Geneviève BERGE
Au bord du noir
l’Age d’homme
1998
127 p.

Une lettre aux morts

La lisière entre morts et vivants, ce « bord du noir » fascine Geneviève Berge en une vingtaine de textes qui sont autant d'attentes, de recueillements, d'écoutes. Au-delà de la torpeur et de l'ankylose qui ligotent les êtres, comme si le monde bruissait sans eux, au-delà de la mé­lancolie qui les étreint face à la vieillesse et à la solitude, quelqu'un ou quelque chose chuchote, quelque part. Malgré tout. Cela émane des cyprès, paisibles en Toscane, « fils du diable » aux abords des cimetières ; des êtres aux rives de la mort, quand ils s'ef­facent et commencent à parler une langue que nous ne comprenons plus très bien — eux devenus si légers quand nous sommes si lourds ; des morts qui tendent la main pour nous montrer le chemin au cas où per­sonne, un jour funeste, ne nous accompa­gnerait ; d'un tableau dont l'enfant peinte ressemble à s'y méprendre à celle de la nar­ratrice, à travers ce regard qui ne comprend pas ; d'un paysage de Flandre maritime su­perbement évoqué : « Le sable alors s'étire en fuseaux ruisselants, tendus, dirait-on, dans un effort sans cesse renouvelé pour se mêler aux flaques de lumière et se fondre avec elles en une matière unique, cette pluie blonde, cette bière légère... » ; d'une priva­tion qui nous enseigne, mais quoi ? Le lecteur se sent gagné d'une inquiétude. Les êtres paraissent tellement lointains, muets face aux questions qu'on voudrait leur poser. Quand on veille grand-père à la morgue, un regret vient poindre le cœur : « Nous n'aurons peut-être partagé que cela, le frôlement de nos corps, au bord du noir. Deux corps côte à côte, l'un qui regarde l'autre et celui-là penché au-dessus d'un abîme que nous ignorons. » Et lorsque surgit le malheur, on s'aperçoit qu'on n'y est jamais préparé, il laisse pantois et ne fait même pas trop mal, si ce n'est d'une façon lancinante et terne.

Il fallait, pour dire la mélancolie d'un monde qui se fige comme les moulins dans le plat pays, une écriture lisse, sans effets de manches. Il n'empêche que cette écriture se rebelle parfois pour laisser échapper, comme par mégarde, une comparaison inouïe : «les cris [...] se perdent dans le brouhaha comme le pollen dans les montagnes » ; « le sang, toujours, comme un troupeau de merles»; la peau du lait qui bout « s'étale comme un parachute » ; « les bateaux brillent sur l'eau comme des scarabées. » Si l'écriture se re­belle, on soupçonne qu'elle se sent impuis­sante à dire le rythme du monde et ses cou­leurs ; lisons ces phrases volontairement énigmatiques : « Peindre est trop difficile, et le peintre ne connaît pas les mots dont on fait les poèmes. Reste à peindre... » Le ma­laise d'une écriture contenue se dénoue en un beau texte qui n'est rien d'autre que l'in­vention (au sens premier) de L'Annonciation faite à Marie, du Maître de Flémalle ; Gene­viève Berge y propose une forme inattendue et prometteuse de critique esthétique : le spectateur, qui emménage à l'intérieur de chacun des personnages, successivement, pour imaginer leurs sentiments, s'en évade ensuite pour investir le regard du peintre, dont la fonction est de «bien montrer le vi­sage des mots... »

Pol Charles