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Critiques de livres

Du côté de chez Antonio

II y a de cela cinq ans, avec un recueil de textes intitulé Tu me cherches ?, Antonio Moyano s'est lancé un défi : celui de pu­blier chaque année jusqu'à l'an 2000, en guise de cadeau à ses proches — et à quelques étrangers —, un petit livre qui soit comme un « recueil de vies ». Pari (presque) tenu, puisque vient de paraître Le meilleur de la vie, et que le prochain titre de la « col­lection », Mi padre, est d'ores et déjà an­noncé. Entre-temps sont sortis N'habite plus à l'adresse indiquée, Autour de Liël et Ra­mona 365 jours.

Au fil de ces publications, toutes autoéditées, faites de courts récits illustrés de dessins au trait, le plus souvent de l'auteur, se sont élaborés un monde et un ton très personnels.

Autour de Liël rassemble une quarantaine de témoignages à propos d'une amie d'enfance aujourd'hui disparue. Ceux qui l'ont con­nue, de près ou de loin, à un moment ou un autre de son existence — amants, parents, voisins, employeurs... —, dressent de Liël le portrait d'un être insaisissable, contra­dictoire, à la fois banal et extraordinaire, fa­bulateur et sincère, secret et excentrique. Un être débordant de vie, d'énergie, mais que souvent la tristesse envahit, jusqu'à lui faire éprouver une profonde et troublante atti­rance pour la mort ; qui donne son corps mais se refuse à jouer la comédie des senti­ments ; qui est comme dépossédée d'elle-même, de la richesse intérieure dont elle peut pourtant faire don aux autres : « Qui frappe ? qui cogne ? c'est Liël qui veut ouvrir cette espèce de tirelire où son cœur est prisonnier. Sinon elle était riche. De cœur et d'âme je veux dire. Ri­chissime. Mais voilà, Liël est incapable par elle-même de toucher ses trésors. » Ramona 365 jours raconte un séjour fait par l'auteur en compagnie de sa mère à La Linea, son village natal, proche de Gibraltar. Son père est mort il y a peu. Sa mère est âgée, elle perd la tête, ne se déplace plus guère qu'en chaise roulante. Ce récit est placé tout entier sous son signe : « Pour moi petit, la star, la seule, l'unique, la magnifique c'était Ramona ma mère. Petit soleil dans un tout, tout petit ciel. » Aujourd'hui, avec l'âge et l'infirmité, les rôles se sont inversés : désormais c'est lui qui prend soin d'elle, « elle est devenue (s)on bébé ». Mais une même affectueuse compli­cité continue de les unir : « Si Ramona sourit tout devient plus clair dans mon esprit. » Le reste du temps, quand il ne l'emmène pas en promenade ou ne rend pas visite à la famille, Antonio occupe son désœuvrement en regar­dant les matches de Coupe du monde à la té­lévision, en se remémorant ses rêves ou en songeant aux êtres qui lui sont chers, tels Claudiu, son ami roumain, ou bien son père, auquel il repense comme à un «formidable compagnon de beuverie », un camarade plutôt qu'un modèle : « Un jour j'ai dit à mon père : "Comme bonhomme tu es un type formi­dable mais comme père tu n 'as pas le moindre talent" et il était d'accord. » Le meilleur de la vie se propose de consigner des moments heureux de l'existence : le « meilleur de la vie », c'est... le travail que l'on retrouve après des années de chômage ; un combat de boules de neige avec des enfants ; un inconnu qui se raconte, la nuit, dans un bar ; le souvenir du « vrai premier amant », et ainsi de suite. Ou plus exactement, c'est une tentative pour extraire et préserver ce qu'il peut y avoir de bon même dans les aspects né­gatifs de la vie. Car dans un quotidien désen­chanté, le pire côtoie presque toujours le meil­leur, l'amour a du mal à s'épanouir, la haine et la bêtise rôdent au coin de la rue. Même la pensée de l'enfance peut devenir insuppor­table : « Je veux des rues vides, vides d'écoliers quand je pars laver mon linge. Non, les petits enfants ne me font pas peur. Mais la pureté et trop d'images de mon enfance me sont infectes. (...) Un jour j'enfermerai mon âme dans le tam­bour à 95 degrés avec beaucoup, beaucoup de détergent. / Et disparu, ce bête enfant qui me ronge l'âme. »

L'obsession de l'enfance perdue, intimement associée au souvenir éblouissant de la mère, est un thème récurrent chez Moyano. Le pas­sage à l'âge adulte est moins vécu comme un accomplissement que comme une perte. Si Liël est un personnage fascinant et inquiétant, c'est sans doute en raison de sa hâte à quitter l'enfance : Liël est celle qui cherche à se vieillir, qui consume son temps de vie, dans son désir de connaître le monde des « grandes personnes » et les choses du sexe. Mais a contrario, l'enfance ne peut être préservée in­définiment, ni davantage ressuscitée. Tout au plus peut-on chercher à en retrouver la trace et l'odeur, donner au souvenir une forme qui l'empêche de disparaître à jamais. Tel est le privilège de l'écriture. Une écriture qui fait quelquefois penser, précisément, à celle des livres pour enfants, avec ses phrases énonciatives, sa façon de dire les choses avec les mots les plus simples, les plus naïfs même. Mais cette simplicité, cette naïveté ne sont qu'apparentes. Pour une bonne part, leur ef­ficacité provient de ce qu'elles s'associent à des contenus réalistes, voire crus. Si Moyano châtie la langue, ce n'est pas au sens de la polir, mais plutôt de la rudoyer (or, comme dit le proverbe : qui aime bien châtie bien). La phrase sait aussi se faire complexe, nous balader sans transition d'une époque à l'autre, d'un locuteur à l'autre. Derrière une gauche­rie calculée, se cache en fait une grande jus­tesse de ton, le souci d'éviter l'emphase, la formule facile, l'enchaînement convenu. L'écriture de Moyano nous touche par sa pu­deur et sa retenue. Qu'il s'y efface devant les autres (comme dans Tu me cherches ? ou Au­tour de Liël) ou qu'il s'y exprime à visage dé­couvert, n'hésitant pas à tomber le masque pour se montrer tel qu'il est (comme dans Le meilleur de la vie), il arrive à nous parler du monde qui est le sien comme s'il était aussi le nôtre, à nous rendre proches des lieux, des vi­sages, des existences qui nous sont inconnus. N'est-ce pas cela, finalement, que l'on attend d'un écrivain et que bien peu, parmi ceux que l'on nomme ainsi, sont encore capables aujourd'hui de nous apporter ?

Daniel Arnaut

Antonio MOYANO, Autour de Liël, 1998. Ramona 365 jours. Chronique d'un été à La Linea, 1998. — Le meilleur de la vie. Une exhortation, 1999. Tous trois chez Antonio Moyano, 35 bd Jamar, 1060 Bruxelles. Le prochain volume, Mi padre, sera disponible dès sa parution sur simple demande écrite.