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Critiques de livres


Eric DURNEZ
Bamako
Lansman Editeur
Carnières
2003
45 p.

Le jeu et la mort

Le théâtre, c'est le jeu qui remplace le sacrifice, donc la mort — c'est le si­mulacre à la place du massacre, les masques qui rendent indistincts ceux qui doivent mourir et ceux qui peuvent conti­nuer à vivre. Vieille comme la tragédie grecque, cette définition fut prise au pied de la lettre par Jean-Marie Piemme dans Trompe-l'œil (Naissance du théâtre), pièce de 1977 dont Lansman publie aujourd'hui une nouvelle version. La mort veut y emporter Admète, mais sa femme Alceste refuse la fa­talité, du moins sous cette forme : c'est elle qui mourra, et non son mari. Or, le messa­ger de la mort n'accepte pas l'échange et impose dès lors que le jeu commence, d'abord pour que la femme devienne l'homme et l'homme la femme, ensuite pour que tous les membres d'un peuple re­vêtent un masque et que la mort, « d'hu­meur massacrante », n'y comprenne plus goutte. Outre par le brio de l'écriture de Jean-Marie Piemme, le texte de Trompe-l'œil se distingue par son extrême densité : tout s'y joue en effet entre l'homme et la femme, seuls personnages en scène, alors qu'Hercule, le messager de la mort et la mort même ne sont présents qu'indirecte­ment, par le biais du récit. Déjouant la mort, célébrant la vie, la naissance du théâtre est par conséquent aussi la retrouvaille des corps et des sexes — et quand Hercule a tranché la gorge du messager de la mort, c'est comme un nouveau sang virginal qui a maculé la chemise de la femme. Dans Tango/Tangage, autre pièce rééditée avec Trompe-l'œil, un couple vit le sempi­ternel combat de l'homme et de la femme, avec son cortège attendu de séduction, de désir, de lassitude, de reconquête. Si toute la pièce, comme le tango final, est une danse des corps et des êtres, elle est égale­ment une réflexion sur l'identité.


Jean-Marie PIEMME
Tango/Tangage suivi de Trompe-l’œil
Lansman Editeur
Carnières
2003
44 p.

L'homme y cite d'ailleurs Pessoa, poète qui déclarait «n'existe(r) que déguisé », qui s'inventait des biographies de poètes avant d'écrire leurs œuvres et dont le nom désigne étymologiquement la persona, c'est-à-dire au sens pre­mier non pas personne ou l'individu, mais le... masque de l'acteur. Dans Trompe-l'œil, la mort envoie son messager, car « la patronne est en Afrique, voyage d'affaires chez les nègres ». Comme on sait, la catharsis théâtrale n'empêche pas les guerres d'avoir lieu, ni les génocides. Est-il possible malgré tout de «parler des déchirures du monde » quand il y a, comme dit la femme de Tango/Tangage, « trop d'impuissance dans le café quotidien » ? C'est la question que pose à son tour Pietro Pizzuti dans La résis­tante. Une auteure écrit une pièce de théâtre sur la guerre. Or, les deux personnages qu'elle a imaginés, Nourit et l'Enfant-soldat, se révoltent contre l'histoire où ils sont enfermés, contre l'écrivaine qui pré­tend les faire parler, qui affirme surtout ré­sister par l'écriture : « Des mots sur une page raturée ne sont pas la vie. Si tu m'entendais, tu n'aurais pas de mots pour m'écrire ! Tu fais comme eux ! Vous faites tous pareil ! Avec vos mots d'impotents, les seuls que vous enten­diez ! (...) De l'encre et du papier. C'est avec ça que tu m'inventes pour ne pas quitter ta chaise... » Très habilement, Pietro Pizzuti délaisse le naturalisme au profit de l'évoca­tion : la pièce en train de s'écrire nous est connue par le seul truchement des arguments des uns et des autres pour en dé­fendre ou en contester le déroulement. Et, si l'auteure résiste à ses personnages rebelles afin de transmettre tant bien que mal son point de vue, il est une « scène où l'on désobéit », où l'Enfant-soldat ne fait plus ce qu'on attend de lui. Un dernier coup de théâtre en forme de révélation empêche néanmoins que « les mots tuent (...) jusqu'au dernier » et permet à la pièce de se clore sur une note d'espoir.


Pietro PIZZUTI
La résistante
Lansman Editeur
Carnières
2003

Dans La résistante, le village de Nourit et de l'Enfant-soldat s'appelle « Tharros », ce qui signifie la hardiesse, le courage, en grec an­cien. La référence hellénique reconduit aux origines de la tragédie. Elle tend à rendre le propos intemporel en soulignant combien la réalité qui est en arrière-fond du texte peut se rencontrer n'importe quand et n'importe où, dans n'importe quel pays où l'on n'a pas besoin d'avoir des raisons pour tuer et où les enfants servent de chair à canon.

Bamako d'Eric Durnez s'inscrit, on s'en dou­terait, dans un contexte beaucoup plus pré­cis. En novembre 2001, Eric Durnez a séjourné durant un mois dans la capitale du Mali, avec huit autres dramaturges et un metteur en scène venus d'Europe et d'Afri­que, et ce dans le cadre d'un programme d'échanges culturels franco-maliens. L'expé­rience à Bamako s'est concrétisée par l'écri­ture d'une pièce éponyme qui illustre, dans une atmosphère poisseuse de roman noir, les contradictions encore non résolues d'un Etat de l'Afrique subsaharienne contemporaine. Pour les Européens, l'Afrique est un songe, un fantasme, une nostalgie, voire un lieu où soulager sa conscience. Pour beaucoup de Maliens, c'est l'Europe, la Belgique par exemple, qui constitue un rêve de vie meil­leure : « Ça ne m'exalte pas d'imaginer une vie entière où je me demanderai chaque jour com­ment je vais gagner de quoi nourrir la famille, parce qu'un destin aux yeux crevés a voulu que je naisse ici. Il n'y aura jamais autre chose que la misère ou la guerre dans ce recoin du monde. Vous pouvez nous envoyer vos coopérants, votre petite monnaie, vos grands sentiments et vos re­mords tardifs... » Et, pour tous, Bamako est un endroit parfait pour s'exercer à la dé­brouille, à la combine, aux corruptions et trafics en tous genres. C'est une autre sorte de jeu, où les perdants laissent souvent leur peau. S'il a sous-titré son œuvre « mélodrame subsaharien », Eric Durnez s'est toutefois gardé de trop en faire : il accorde une place à l'implicite, aux vérités révélées à demi-mots. En outre, il ne pratique pas la démonstration ni le didactisme, mais livre les informations par bribes, telles que l'intrigue les rend né­cessaires.

Laurent Robert