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Critiques de livres

Thilde Barboni
Escale au jardin des délices
Avin
Éd. Luce Wilquin
2006
182 p.

Vénéneuse nature
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 145

Il y a les champignons mortels, les fleurs sournoises qui emportent votre cœur, il y a les forêts où on se perd, les arbres-poisons. C'est dans cette nature vénéneuse que nous transporte Thilde Barboni, pour une Escale au jardin des délices trouble et sans issue.
Il y a des maisons cocons, des maisons de famille où il fait bon vivre, des maisons du bonheur et des maisons qui vous dévorent. Quelqu'un, un jour, a dit qu'il fallait vivre ici, dans cette maison, l'entretenir, la soigner, l'aimer. Interdit de la quitter.

Mykérina habite la grande maison, toute seule. Elle est historienne et profite de l'été pour rédiger sa thèse, une mise en regard des rituels d'initiation des sociétés primitives avec les cérémonies d'onction lors des sacres royaux au Moyen Âge. Un sujet très probablement en relation avec son père, égyptologue de talent, mort noyé lors d'une expédition lorsqu'elle était petite.

Mykérina ne se sent pas bien, elle ne supporte plus toutes ces images des malheurs du monde déversées par les JT quotidiens, ces corps gonflés, ballottés des jours et des jours par la mer après le tsunami, ces corps déchiquetés par les attentats en Irak, en Afghanistan ou ailleurs. Tout ce sang, ces mutilations, elle ne peut plus les voir. Overdose d'images. Grande solitude, elle parle toute seule pour évacuer tout cela.

Autour de la maison, le jardin. Plusieurs hectares. Les arbres à tailler, les haies à couper, les buis à ciseler, les fleurs, la rivière polluée, les prairies. La force de l'immobile végétal, c'est qu'il ne gaspille pas d'énergie à bouger, tous les éléments qu'il puisse dans le sol lui servent à s'épanouir, à grandir sans retenue.

Mykérina n'a pas le temps, la force de tailler, de ciseler. Le jardin est en friche, libre, sauvage, envahissant. Comme Nyl qui surgit ce jour-là d'on ne sait où. Nyl qui l'effraie lorsqu'il explique qu'il l'observe depuis des heures mais qui l'aide aussi à se sentir «une», qui rassemble les morceaux de sa personnalité furieusement enclins à se disperser.

Lorsque des voisins la retrouvent en hypothermie un beau matin dans le jardin, les médecins appellent auprès d'elle son frère Howard, botaniste et mycologue, passionné des végétaux et des moisissures, qui poursuit ses recherches loin de la maison familiale.

La solitude, c'est fini. Le frère et la sœur retrouvent les gestes de l'enfance, ils défrichent le jardin, cuisinent, mangent ensemble, ne se quittent plus. Howard fait des projets pour eux : vivre ici, en autarcie, avec un potager, un rucher. Sans besoin de quiconque.

Ce repli sur leur enfance est-il positif, est-il seulement possible? L'esprit de Myki dérive de plus en plus, des images de son père, de sa mère, les moments de leurs morts, la cruauté de son frère reviennent par bouffées et l'empoisonnent.

À moins que ce soit la confiture de framboises au goût étrange que sa mère aimait tant? Ou les omelettes de champignons que lui prépare son frère? Comme les enfants terribles de Cocteau, ils sont en fait enchaînés l'un à l'autre. Myki essaie de se raccrocher aux choses positives de la réalité : le musicien indien qu'elle a croisé dans un aéroport, son amant archéologue, son ami Nyl, le médecin qui la soigne. Howard brouille les pistes, éloigne tout le monde. Le frère et la soeur en viennent à s'observer, se jauger, se méfier. Qui doit craindre le plus l'amour de l'autre?

Dans ce roman, le dixième depuis L'Exil du centaure publié par Le Cri-Vander à Bruxelles en 1982, Thilde Barboni, dont on peut rappeler qu'elle est psychologue clinicienne de formation, nous propose de passer de l'autre côté du miroir, là où la souffrance entraîne ceux qui veulent échapper au réel, aux manipulateurs, aux pervers.