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Critiques de livres

Jean-Baptiste Baronian
Neuf petits crimes très ordinaires
Bruxelles
Le Grand Miroir
2006
124 p.

L'hors-dinaire
par Christian Bréda
Le Carnet et les Instants n° 142

Banalité du crime? Un crime n'a jamais rien de banal. Un crime a toujours quelque chose de banal. Ces deux propositions sont également vraies, suivant le point de vue qu'on adopte. Et cette ambivalence fascine Jean-Baptiste Baronian – en particulier dans son œuvre de nouvelliste (voir son précédent recueil, Parmi tant d'autres crimes). Sans doute parce que la nouvelle, dans son économie, permet d'installer un climat d'inquiétude, de suggérer une ambiguïté essentielle sans s'appesantir – jusqu'à la chute, souvent ironique ou vertigineuse.

Adviendraient-ils dans la réalité, les Neuf petits crimes très ordinaires qui composent son dernier recueil n'occuperaient pour la plupart qu'un entrefilet dans la rubrique des faits divers. Leurs protagonistes sont des gens quelconques, au métier sans éclat : contrôleur de gestion ou manutentionnaire de supermarché, détective ou délinquant sans envergure, modeste professeur, disquaire ou kinésithérapeute. Quelque peu pitoyables, mais point attendrissants, ils se meuvent dans un univers de grisaille tristounette. Or, ce qui requiert Baronian, c'est ce point de bascule – coup de sang, jalousie dévorante, éclair de folie – qui fait d'un homme ou d'une femme ordinaires des assassins d'occasion. Non seulement le crime n'est jamais éloigné de la normalité, mais il agit comme un révélateur pour en dévoiler la part d'ombre : la violence refoulée des relations familiales ou conjugales, celle des rapports de travail où un sourire cordial dissimule une froide vengeance.

Cependant, l'inexplicable emprunte ici bien des visages, et Baronian n'oublie pas son intérêt pour le fantastique – cette autre manière d'explorer l'envers de la réalité. Lorsqu'une jeune femme, ouvrant un journal, découvre sa propre photo légendée du nom de la victime d'un meurtre sauvage, n'y a-t-il là que la coïncidence d'une ressemblance troublante? Plusieurs nouvelles admettent ainsi deux lectures, une explication irrationnelle et une explication raisonnable. L'une d'entre elles au moins bascule tout à fait dans le fantastique, qui voit un exemplaire du Portrait de Dorian Gray contaminer insidieusement la réalité qui l'entoure, et reparaître cette hantise du dédoublement déjà présente dans Les papillons noirs, la terreur de ne pas reconnaître son reflet dans la glace. Ailleurs enfin, on retrouve le goût de l'auteur pour les crimes qu'on pourrait qualifier de «littéraires» ou de crimes d'esthètes, l'acte gratuit qui fascina Gide dans Les Caves du Vatican et Thomas de Quincey dans De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts.

Les lecteurs de Baronian seront donc en terrain de connaissance – ou plus exactement, ils seront dépaysés d'une manière qui leur est familière; et cette fidélité à soi-même est à porter au crédit de l'auteur, qui creuse son sillon à l'écart des modes et qu'on a le sentiment, livre après livre, de connaître un peu mieux. Pour ma part, c'est la première fois que j'aperçois ceci, qui éclaire d'un jour nouveau l'œuvre antérieure de Baronian : l'humour noir, chez lui, est le revers d'un romantisme secret teinté de fatalisme. En témoignent la brièveté des instants de bonheur, qui vire très vite au cauchemar, et le destin funeste qui jette tant de ses personnages dans les griffes de femmes fatales. Et si plusieurs d'entre eux sont victimes de l'ironie du sort, ils le sont plus encore de leur propre rêve, que celui-ci soit d'épouser une fille trop belle pour eux ou bien de machiner le crime parfait en prenant modèle sur des romans policiers – très mauvais calcul!