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Critiques de livres

France Bastia
Avau le vent…Journal d'une femme de lettres
Bruxelles
Le Grand Miroir
2007
126 p.

L'an qui court
par Francine Ghysen
Le Carnet et les Instants n° 150

Directeur de la Revue générale (elle préfère ce terme à celui de «directrice», qui lui suggère immanquablement une directrice d'école. L'argument, paraît-il, ne convainquait pas Joseph Hanse !), France Bastia y tient la chronique du «Mois qui court». Pages choisies de son journal personnel du mois écoulé.

De janvier à décembre 2006, voici réunis réflexions, impressions de lecture, notes sur petits et grands événements, souvenirs, anecdotes, saisis au fil des jours. Sous le titre intrigant Avau le vent…, puisé chez Montaigne : «Si la constance ne s'y maintient de son seul fondement… si la variété des occurrences lui faict changer de pas… laissez le courre : celui la s'en va avau le vent.»

L'incomparable auteur des Essais est d'ailleurs très présent dans ce Journal d'une femme de lettres, et je ne résiste pas au plaisir de citer cet autre fragment, qui remplit bellement, finement, l'espace du mercredi 5 juillet : «Diogène lavoit ses choux, et voyant passer Aristippus : “Si tu sçavois vivre de choux, tu ne ferois pas la cour à un tyran.” À quoi Aristippus : “Si tu sçavois vivre entre les hommes, tu ne lavoirais pas des choux.” Voila comment la raison fournit d'apparence à divers effects. C'est un pot à deux ances, qu'on peut saisir à gauche et à dextre.»

Attentive aux saisons qui colorent son jardin, aux oiseaux qui l'égaient, France Bastia partage la souriante philosophie du sculpteur-écrivain Fernand Tomasi, qui lui écrit : «Il faut se faire chaque jour des petites joies. [...] Poésie, ce “petit plus” qu'il faut ajouter à chaque chose, à chaque geste, à chaque regard pour que l'émerveillement l'emporte sur la réalité pluvieuse.»

Elle s'enchante de l'humour délectable d'Hemingway : «Je me suis efforcé d'écrire aussi bien que je pouvais. De temps en temps, j'ai eu un coup de bol et j'ai écrit mieux que je ne pouvais.» De celui de Cocteau, observant avec une grâce cruelle : «Le verbe aimer est difficile à conjuguer : son passé n'est pas simple, son présent est imparfait et son futur est toujours conditionnel.» Se gausse du jargon administratif ridicule et abscons qui redéfinit ainsi une école délabrée : «bâtiment précarisé au niveau du bâti»!

Croque des instants de la vie quotidienne : échanges avec «le maître de maison» (son époux, le grammairien André Goosse). Complicités avec ses petits-enfants, qui furent un jour médusés – et sûrement ravis ! – de voir leur grand-mère escalader les grilles d'une propriété privée pour récupérer le ballon qu'ils y avaient envoyé rouler. Échos de voyages, de fêtes, conférences, rencontres amicales…

Mais elle suit aussi l'évolution de la politique, de la société. Tente de tirer les leçons des faits divers tragiques qui bouleversent son pays. Réagit douloureusement aux conflits qui divisent, déchirent le monde, et soudain s'insurge : «Il n'est plus l'heure de tenir pour rien la dignité des hommes et de décider à leur place. Il n'est plus l'heure d'atermoyer, de chipoter, de jouer avec les mots pour mieux masquer ses intérêts ou ses lâchetés.»

De l'enjouement à l'indignation, de la curiosité malicieuse à la compassion, sa plume court «avau le vent…».