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Critiques de livres

Henry Bauchau
Le boulevard périphérique
Arles
Actes Sud
2008
255 p.

Direction «centre vie»
par Thierry Detienne
Le Carnet et les Instants n° 150

Il n’y a pas d’âge pour écrire et pour le faire bien. Né en 1913, Henry Bauchau est écrivain depuis une cinquantaine d’années. Il n’a cessé de publier des oeuvres nouvelles au cours des dix dernières années et il surprend encore par la modernité de son propos. Ici, le narrateur va régulièrement au chevet de sa belle-fille atteinte du cancer. À ses côtés, il vit jour après jour les moments de rémission et de rechute, à la mesure des reculs et de l’évolution du mal qui scande les élans d’espoir et d’abandon. Il nous en donne une forme de journal quotidien dans lequel il dépeint l’évolution des chairs et celle, plus subtile, des sentiments qui l’accompagnent. Paule, qui voit défiler les siens auprès de son lit, nourrit des projets jusqu’à la veille de sa mort. Son mari, Mykha, le fils du narrateur, se montre aussi présent qu’il le peut, écartelé qu’il est entre son métier, l’éducation des enfants et sa place auprès de sa femme qui s’éteint. Et puis il y a le cortège des amies proches et de l’ensemble du personnel soignant. La force tranquille des professionnels qui efface tant bien que mal la froideur du cadre hospitalier, les odeurs des produits, les douleurs et outrages terribles des corps qui s’en vont. Cette mort aux aguets en réveille d’autres, plus lointaines mais bien tenaces dans le souvenir. Elle conduit le narrateur à revisiter son propre passé et à se remémorer le visage d’autres disparus. Celui de Stéphane, connu avant la Seconde Guerre mondiale. Athlète confirmé, il a initié le narrateur à l’escalade et lui a surtout appris à se dépasser quand plus rien ne semblait possible, à apprivoiser la peur dans une forme d’amitié initiatique dont l’éclat continue de lui chauffer le coeur. Une période d’ouverture au monde avant les tourments de la guerre, dans la pureté d’une nature luxuriante. Un autre visage s’impose : celui de Shadow, un officier nazi que la narrateur rencontre à la demande de ce dernier à la fin de la guerre. De sa prison, où il lutte contre la maladie, il fait savoir qu’il souhaite lui parler. Rude épreuve que de dire oui au souhait d’un homme identifié au mal absolu. De sa confession, qui s’étale sur plusieurs séances, le narrateur apprendra le duel que se sont livré Shadow et son ami de jadis, qui s’était engagé dans la Résistance et spécialisé dans les missions extrêmes. Un combat ultime et à armes inégales, Stéphane étant prisonnier du nazi et surveillé jour et nuit. Dans un élan surhumain, le captif s’extraira de sa cellule par une lucarne haute et étroite, pour se retrouver face au militaire qui lui cassera lui-même le bras et lui préparera une mort sur mesure. Toute la cruauté des hommes se trouve résumée dans ce récit qui met fin au mystère entourant encore la disparition de l’ami. Ces souvenirs reviennent alors que le mal progresse, à la faveur des veilles et des trajets vers l’hôpital. Ceux en voiture, empruntant la route qui ceint la ville, ceux en métro et en bus, au contact des gens. Transition obligée et éreintante, passage entre deux mondes, reliant les univers de la vie et de la mort, ce transport périphérique est aussi celui qui permet de voyager dans le temps et, singulièrement, de revenir à soi.

Henry Bauchau est de ceux qui consignent leurs faits et pensées en de précieux carnets. Ses écrits y trouvent matière, en même temps que l’écriture de l’oeuvre connaît son propre cheminement. C’est ainsi qu’il a nourri Le boulevard périphérique des notes prises lorsqu’il a lui-même accompagné sa belle-fille dans une situation semblable, au cours des années 80. Transfigurée, investie d’une forte charge poétique, mêlée à d’autres éléments narratifs et entrecroisée de deux récits parallèles, la narration recèle cependant toute la 91 force des choses que l’on a vécues de l’intérieur. Sans oublier la lecture psychanalytique et cette propension à revisiter les mythes fondateurs qui traversent l’oeuvre entière de Bauchau. Car c’est bien au « centre vie » qu’il nous conduit, là où subsistent les moments les plus intenses, ceux où la vie voisine avec la mort jusqu’à en devenir lumineuse.