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Critiques de livres


Jacques LEFÈBVRE
Berger de pierres
Luce Wilquin
2001
188 p.

L'homme de pierre

Martin Sténier, le héros du dernier roman de Jacques Lefèbvre, est un géologue belge amoureux des pierres qui réalise une carrière universitaire en dents de scie. Sa compétence est recon­nue et il a publié nombre d'articles et d'ou­vrages, mais il ne développe aucune stratégie pour gravir les échelons académiques. Au contraire, il se laisse manipuler et exploiter par ses supérieurs ou par ses confrères. Il n'en a cure, apparemment : comme le Meursault de Camus, il traverse ce petit monde en étranger. D'ailleurs, quand la coupe est pleine, il quitte Bruxelles pour des universités lointaines, en Tunisie puis en Corée, où il retrouve, mutatis mutandis, le même genre de situation. À la fin du livre, il se retirera tout à fait, pour vivre seul près des pierres, dans le Massif des Aiguilles. Cependant, il n'est pas question que de re­cherche scientifique et de cailloux dans la vie de Martin : il y a les femmes. Le roman passe de l'une à l'autre en changeant de pays, épousant un mouvement qui rappelle certains romans de Pierre Mertens ou de Philippe Sollers. Ces femmes, le plus sou­vent, donnent l'occasion au héros de parler de lui-même dans des dialogues lourds de sens. Mais ce sont toujours elles qui font le premier pas (ainsi que les suivants) : à nou­veau, le héros se laisse faire par les autres. Il finira par le regretter, car, à force de refuser de vivre, il a laissé passer le grand amour. Pour tracer la trajectoire de ce personnage, Jacques Lefèbvre utilise deux techniques narratives : l'écriture par fragments et le ré­sumé. La première consiste à juxtaposer les épisodes de la vie de Martin dans un certain désordre chronologique : le lecteur voyage sans cesse dans le temps et dans l'espace, mais il ne s'y perd jamais car un sous-titre lui indique où et à quel moment a lieu la scène qu'il va lire. Qu'il s'agisse de l'an 2000 ou des années 50, le récit est écrit au présent. Ainsi, la vie de Martin est écrasée par une perspective unique qui correspond à sa personnalité et à son indifférence. Quant à la technique des résumés, elle nous a paru moins heureuse. Jacques Lefèbvre évoque parfois en quelques lignes le destin d'un personnage secondaire ou un épisode de la vie de Martin, à moins que ce ne soit le héros lui-même qui donne la clé de son comportement : celui-ci s'explique par la mort de sa mère, dans un bombardement, quand il avait deux ans. Le romanesque est peut-être amoindri par de telles causalités directes. Heureusement, la fin du livre laisse une place à l'indécision. Berger de pierres se termine en effet par une lettre que Martin écrit à la seule femme qu'il a vrai­ment aimée. Par le biais de cet appel ul­time, non seulement l'auteur noue habile­ment les nombreux fils narratifs qu'il a tissés, mais surtout il laisse une porte ou­verte : le lecteur ne connaîtra pas la réponse de la femme aimée.

Laurent Demoulin