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Critiques de livres


Alain BERTRAND
En province
chroniques
Le Castor astral
2005
192 p.

Ça s'est écrit près de chez vous

L'art de la chronique semble être tombé en désuétude. Ou du moins connaît-il un recul, surtout dans ses manifestations les plus littéraires. Avec son recueil En province, Alain Ber­trand nous montre, si besoin en était, l'extrême modernité dont le genre peut se parer dans ce monde qui célèbre la brièveté. Partant d'un simple fait ou d'une observation, l'auteur bâtit un récit court dans lequel il se montre volontiers présent, parsemant le texte de considé­rations diverses émises sur le ton de la confidence. Il a puisé les vingt thèmes de ce recueil dans la réalité qui l'en­toure, avec une nette prédilection pour le milieu rural et ses Ardennes natales, même si l'on note quelques incursions en territoire urbain. Ici, pas de pas­séisme : la campagne vit et se trans­forme, les citadins stressés viennent s'y ressourcer tandis que les ruraux savent en tirer profit sans donner dans le jeu de dupes. Des gestes ancestraux survivent qui défient le temps avec les chevaux de trait, le cochon sacrifié et le tabac de la Semois.

En observateur fin de la relation singu­lière que notre monde moderne entre­tient avec son passé et avec la nature, le chroniqueur passe au peigne fin nos penchants pour les fêtes de village et les produits rustiques, nos randonnées sous la pluie, notre fascination pour la pierre nue et le geste précis de l'artisan. Mais Alain Bertrand sait que l'histoire qu'il nous conte est aussi la sienne tant elle nous est commune et l'analyse distante ne prend jamais le pas sur le plaisir de la fable où l'auteur donne le meilleur de lui-même. Car il y a dans la démarche un parti pris qui se traduit dans une forme de rapport au monde empreint de bonhomie lucide qui traverse le re­cueil de part en part, qu'il traite des émois amoureux, de l'entrée en dialogue détournée propre aux Ardennais ou des vertus des effluves de bières trappistes. Avec lui, nous pénétrons dans l'arrière-boutique du charcutier, nous nous glis­sons dans le sac du bûcheron et du pê­cheur et nous suivons pas à pas ces penseurs qui s'ignorent. Sans compter l'inoubliable Monsieur Li, émissaire of­ficiel chinois en charge de l'achat de sperme de bleu-blanc-belge qui de­meure de glace devant les bovidés emmédaillés mais dont la personnalité en­jouée se révèle dans l'ambre d'un verre d'Orval, prélude indispensable à la si­gnature d'un contrat. Emporté par cette forme de tendresse acide, notre chroniqueur se prend à phi­losopher avec malice au fil de ses obser­vations sur un registre mi-comique mi-sérieux toujours servi par une plume élégante et ludique. A la suite de tous ces visages croisés, nous nous surprenons à murmurer, sans doute avec lui : « J'avais à apprendre le prix des choses, à m'en­chanter, à vivre de l'élémentaire. » Est-ce vraiment un hasard si l'avant-propos de l'auteur place ce volume sous la protec­tion de Jules Renard ?

Thierry Détienne