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Critiques de livres


Elisa BRUNE
Blanche cassé
Ramsay
2000
304 p.

Couleur cassé

Voici deux sœurs. La première s'appelle Bénédicte — « Bénédicte, c'était lourd, volumineux, impossible à porter ». L'autre, sa cadette de deux ans, s'ap­pelle Clarisse — la claire, la lumineuse, « une sœur comme un désastre radieux ». Et déjà, dès les premières pages, on peut penser que d'une certaine manière tout est dit. Clarisse est promise à un destin tragique. Le titre du roman est là pour nous en avertir, avec cette curieuse distorsion grammaticale qui le rend presque illisible : Blanche cassé, (comme blanc cassé ? comme branche cassée ?). Clarisse est la claire, la blanche, littéralement « cas­sée » par l'adjectif (le blanc cassé étant un blanc impur, sali) ; l'impossibilité grammati­cale renvoie à la fêlure du personnage, à la malédiction qui scellera son destin. Difficile d'imaginer personnalités plus contrastées que ces deux-là. Clarisse est ce que l'on appelle une nature. Dès le berceau, les fées semblent avoir déposé au-dessus de sa tête toutes les qualités possibles. Elle est belle, volontaire, imaginative, éblouissante de vie et de santé, douée pour les plaisirs de l'exis­tence. Et, naturellement, elle rend fous les garçons qui s'approchent d'elle. Bénédicte, qui est aussi la narratrice de l'histoire, est son exact repoussoir : anxieuse, introvertie, peu sûre d'elle, manquant de séduction et de fan­taisie, complexée par son physique ingrat et une timidité maladive. Aussi n'aura-t-elle de cesse de vivre par procuration, à travers sa ca­dette, les expériences qu'elle-même n'a pas l'audace de faire. Partagée entre deux senti­ments contradictoires : d'admiration, de fas­cination même envers une sœur si gâtée par la vie, mais aussi d'inquiétude — une inquié­tude bientôt mêlée d'épouvanté — devant les risques auxquels elle s'expose.

Car, une fois passée l'époque insouciante de l'enfance, entre une mère coincée-quoique-libérale, et un père débonnaire mais trop tôt largué, Clarisse va se mettre, comme on dit, à brûler la chandelle par les deux bouts. Elle mûrit vite, trop vite. A l'âge où d'autres en sont encore à leurs premiers émois d'adolescent, elle promène déjà sur l'exis­tence un regard désabusé. C'est que Clarisse a beau avoir de nombreux atouts dans son jeu, elle est aussi rebelle à toute forme de convention ou de contrainte. Seuls comp­tent la recherche de son plaisir et ce que sa volonté lui dicte. Elle se met à collectionner les amants. Mais plus les hommes défilent dans son lit, moins ils l'intéressent. Avec leurs manies, leur égoïsme, leur appétit de pouvoir ou simplement leur bêtise crasse, aucun ne trouve grâce à ses yeux. Pas da­vantage elle n'est capable de s'investir dans un travail ou une quelconque activité. Trop lucide, trop exigeante pour ce que la vie peut lui offrir.

Bénédicte aura beau lui vouer une fidélité sans faille, essayer de lui apporter réconfort et assistance chaque fois qu'elle le peut : rien ni personne n'empêchera Clarisse, telle un papillon de nuit, de s'approcher de plus en plus dangereusement de la flamme qui finira par la consumer. Elisa Brune nous avait enchantés avec Petite révision du ciel, bijou d'originalité et d'humour. On ne peut pas dire qu'elle déçoive avec ce deuxième roman. Tant les person­nages principaux que les figures secondaires y sont décrits avec justesse. Le portrait contrasté des deux sœurs fournit un fil conducteur d'une incontestable efficacité narrative. Mais peut-être celui, en creux en quelque sorte, de la narratrice — cette Bé­nédicte triste et inquiète, qui subit son exis­tence plus qu'elle ne la vit —, est-il para­doxalement le plus suggestif. Alors que le personnage de Clarisse, à force de présence, en devient presque envahissant. S'il fallait émettre une réserve à l'égard de Blanche cassé, ce serait celle-là : l'impression que nous donne Elisa Brune de n'avoir pas tou­jours su résister à cette sorte d'éblouissement qu'exerce parfois sur un écrivain sa propre créature. En cherchant à nous mon­trer combien Clarisse est fascinante, elle nous dispense de l'imaginer nous-mêmes. La narration frise quelquefois la démonstra­tion, tout comme le défilé des amants, à vouloir épuiser tous les cas de figure, prend à certains moments des allures de cata­logue. Finalement on se dit que le roman aurait été plus convaincant s'il avait été plus concis, qu'il aurait donné davantage à penser s'il en avait donné un peu moins à lire.

Daniel Arnaut