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Critiques de livres


Françoise DELCARTE
Blancs sur blanc
Châtelineau
Le Taillis Pré
2001
59 p.

On n'écrit pas

Françoise Delcarte est décédée en 1996, peu après avoir publié son troisième livre, Levée d'un corps d'oubli sur un corps de mémoire (Talus d'approche, 1995). L'auteur s'y explicitait dans l'urgence ; elle y jetait ses dernières images brutes, brutales parfois, pour y crier ce qui est le drame et la banalité d'une vie : on ne vit pas — ou si peu : quelques bribes d'enfance dont le sou­venir s'étiole, un « premier amour » qui n'est que cela, un premier amour, c'est-à-dire non pas quelqu'un, non pas un désir ou un sentiment mais un jalon, la fin d'une « histoire » ; on n'écrit pas davantage, sauf pour dénoncer l'imposture qu'il y aurait à le faire, sauf pour consigner l'inanité d'une « biographie (qui) s'est arrêtée tôt» :


Françoise DELCARTE
Infinitif suivi de Sables
Châtelineau
Le Taillis Pré
coll. Ha!
2001
127 p.

Nous n'aurons donc approché que cela :

 l'éclipse en nous de toute histoire.

Et sans doute n'aurons-nous écrit

 que pour tenter de dire cela,

 cette sortie, très tôt, de l'histoire

 et cette enjambée de l'oubli (...)

Ecrire ne serait donc rien d'autre que cette étrange manie de l'oubli. Puisqu'il n'est pas de « roman » possible « sinon par désertion », Levée d'un corps d'oubli sur un corps de mémoire tiendrait plutôt de l'exercice de radiographie. Il ferait apparaître les séquelles résultant de la tension qui s'était établie entre les rares parcelles préservées de l'enfance et les souffrances d'un corps blessé, malade, purulent, comme déjà se décomposant : « corps de léthargie l’ourlé de pus et de brouillard ». Sans cesse interrogée, voire contestée, l'écriture seule permet cependant la médiation entre l'hier lacunaire, fragmenté, et le vide aujourd'hui que hante uniquement la prescience de la mort.

Françoise Delcarte s'était déjà essayée à écrire le poème inadmissible — comme eût dit Denis Roche — dans Blancs sur blanc, un ensemble resté longtemps inédit et qui vient de paraître au Taillis Pré. Composé dans la première moitié des années 70, selon Liliane Wouters qui en signe la préface, l'ouvrage n'est pas exempt de tics d'écriture qui, avec le recul, semblent la marque d'une époque. Telles métaphores — « échancrer l'être du dire », « écrire : défaire l'ourlet de la langue » —, tel jeu de mots — « éventrer la mort, dévêtir les mots » —, telles obsessions de l'es­pace typographique et de la majuscule, tel goût du paradoxe et du truisme, paraissent au lecteur actuel bien vieillots. Ils empêche­raient même le texte de nous parler s'il fallait le réduire à cela : une gesticulation sur papier, qui fut une avant-garde puis devint une mode. Dans quelques poèmes toutefois s'atténue le souci de déconstruire le discours et d'étouffer toute velléité lyrique. Un « je », un « tu » peuvent affleurer, et l'auteure renouer, l'espace d'un vers ou d'une phrase, avec une promesse de chant : « (La parole) est férocité. Erosion. Elle ne se soulage qu'à se prendre d'as­saut : il n'est pas d'amarre en la marrée ». Françoise Delcarte était entrée en littérature en 1967 avec Infinitif, bientôt suivi de Sables en 1969. Réunis en un seul volume, les deux recueils inaugurent aujourd'hui, toujours au Taillis Pré, une nouvelle collection patrimoniale. Leur choix paraît d'autant plus judi­cieux que ces textes n'ont que secondaire­ment un intérêt documentaire : par un singulier retournement, le plus ancien de­vient le plus neuf, et les poèmes & Infinitifs de Sables, davantage que les essais ultérieurs, semblent être ceux qu'un de nos contempo­rains aurait écrits pour ses semblables. Ils mettent en effet en scène un « je » qui se collette tragiquement avec un « temps déçu » — tragiquement, puisque rien n'a été pleine­ment vécu, rien n'est vivable ni ne peut advenir. Si l'omniprésence du « je » n'agace pas, c'est précisément que « je » est tous les autres, est quiconque a l'obligation de vivre et la capacité de prendre la parole. « Je » est le sujet de tous les verbes à travers lesquels le monde peut exister, à travers lesquels le temps peut se nommer en ses variables, à dé­faut de s'apprivoiser. « Je » est le prisonnier éternel du carcan du temps : à peine se libère-t-il dans les limites du poème, dans l'énoncé d'une métaphore ou d'une synecdoque, dans la profération de mots dont le sens est dévié ou réactivé. A la fin d’Infinitif, néanmoins, se fait jour une autre manière d'échappatoire, d'échappée belle, grâce à la présence d'un ou d'une autre et à la survenue de l'amour :

Je m'inculpe d'amour.

Je date d'autrefois un temps qui s'expatrie.

Je prends congé de moi.

Je t'ai mise au présent.

Il n'y a pas moins obscène, pas moins voyeur, que ce parcours existentiel et poé­tique. Françoise Delcarte n'y étale rien de sa vie intime, n'y bavarde jamais, n'y recherche pas non plus la joliesse d'images purement décoratives ; mais introduisant ça et là des rimes, combinant dans maints poèmes hexasyllabes et alexandrins, elle y structure sa difficulté d'être dans une forme moins libre, beaucoup plus concertée qu'il n'y paraît.

Laurent Robert