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Critiques de livres


Jean-Claude PIROTTE
Boléro
roman
La Table ronde
1998
110 p.

Masques

Il arrive que l'art de l'écrivain s'apparente au noble art, la boxe : esquive, feinte, dérobade, fuite simulée. C'est pour, en­suite, ne frapper qu'à coup sûr. On voit aussi, lors de combats de catch, certains ath­lètes s'avancer masqués. Leurs blessures, leurs souffrances n'en sont pas moins réelles. Jean-Claude Pirotte a beau emprunter leurs identités à Verdi, à Macache et à Youssouf (tels sont les titres des chapitres de ce très mince livre), il n'en cesse pas pour autant d'être ce qu'il est profondément, sous l'im­plicite, le suggéré : douloureux, nostalgique, groggy sous les coups de la vie, incapable de se moquer de tout, jamais dupe de cette si séduisante tricherie qu'est la littérature quand elle se forge des souvenirs de ce qu'elle n'a pas vécu, quand elle ne parle que pour apparemment se taire, quand elle as­souvit sa « passion maniaque du déguise­ment », quand ce qui paraît proche (l'en­fance, entre autres) est en même temps cruellement lointain, quand surgissent « à l'appel de la mort les images. » S'ouvre de la sorte un labyrinthe vertigi­neux aux détours duquel s'échangent les ar­canes et les signes discrets de recon­naissance ; se dessine un trompe-l'œil où « la mémoire joue et triche » pour indistinc­tement conjuguer l'avenir et le passé, avan­cer à reculons ou filer à l'anglaise, où la tris­tesse est douce et le bonheur triste, où grâce et disgrâce s'égalisent pour laisser place à une innocence lustrale, où l'envers vaut l'endroit, où le mouvement modéré du Boléro de Ravel n'en finit pas d'étirer et de ré­péter ses trois temps, où « rien jamais ne commence nulle part » — ce qui est une manière contournée d'affirmer que tout, toujours, commence quelque part...

On conçoit qu'il est impossible de rendre un compte d'huissier d'un tel livre. Qu'il se pré­tende roman, ou fable, il n'en est pas moins, essentiellement, poème. Un lyrisme proche de la transe y enflamme bien des pages : quand s'évoquent (quelle part au rêve, quelle part à la réalité ? l'invraisemblable ne serait-il pas le vrai ?) les compagnonnages tziganes, les crimes et les forfaits, les bars à filles et les règlements de comptes au couteau, les yeux sans pareils d'une jeune boiteuse, les jeux de dés et les amis perdus de vue — ceux de la vie et ceux des livres de Vialatte et de Larbaud — , l'absence du père et ses prétendues lettres, que sans doute la mère s'adresse à elle-même, les paysages sensuellement peints (« l'ombre qui gagne les berges, la courbe au loin d'une colline, qu'épouse un nuage frangé de rose éteint »), l'amour-haine qui lie et oppose incestueusement à la mère, « belle de cette beauté masquée qui éveille et agite en moi la rage de lui ouvrir les lèvres et de mêler ma salive à la sienne afin que cette horreur, cette douceur ne fassent plus qu'un seul éblouissement », Sarah élue « avant de la connaître », Lisbonne aimée et oubliée (« Et puis le vent tournoie, qui réveille l'odeur d'épices et de marée, depuis si longtemps perdue (était-ce donc un rêve ?), une odeur, je ne parle pas de parfums, rien n'est parfumé, tout est ra­geusement odorant, rageusement terrestre et maritime, rien, cette espèce de bonheur af­freux et brûlant que brisent et relancent les tramways, comme si nous avions besoin d'eux pour installer les trafics entêtés de nos destins factices. ») J'aime comme la phrase s'enroule interminablement sur elle-même, litanique et gonflée de l'entassement des mots, tandis que « le boléro tourne jusqu’à la fin des temps sur le teppaz du pauvre ».

Pol Charles