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Critiques de livres

Philippe Bradfer
Les noirceurs de l'aube
Avin
Éditions Luce Wilquin
2007
284 p.

Polar et histoire, la leçon du temps
par Ninon Darcole
Le Carnet et les Instants n° 151

Avec Les noirceurs de l'aube de Philippe Bradfer, on se plonge dans la rencontre étrange d'un cours d'histoire et d'un feuilleton télé. Prenez la collaboratrice de Navarro, couplez-la avec un inspecteur de Julie Lescaut, ajoutez-y un peu du climax de Bones, de Cold Case et Les experts, ajoutez des profanations de monuments, un mort ou deux, ça roule ma poule : on a les ingrédients du polar. Mais l'Histoire avec un grand H débarque aussi ici.

Car les monuments et les cimetières sont juifs et les slogans tagués aujourd'hui sont les mêmes que ceux écrits à la fin des années 1930. Juden raus. Les tracts s'en prennent à tout ce qui est «impur» : les exilés, les SDF, les juifs, les étrangers de toute nature qui «mettent la France en danger». Les méchants, ce sont les skinheads et les nazis nostalgiques qui tentent de recréer une atmosphère nauséabonde, celle du Troisième Reich. Le héros, c'est le commissaire Lartigue. Le territoire de ses aventures couvre la région de Champagne-Ardennes. Reims, Troyes, Rethel, Charleville-Mézières, Sedan.

Mais il y a aussi une autre intrigue, apparemment plus psychologique, qui se noue, un second héros dont on suit également les tribulations. Martin Thiéry est relieur à Troyes, il vient de perdre sa sœur dans un accident de la route qu'il ne s'explique pas. Serait-ce un acte criminel, en fait? Il sombre dans la douleur, lui qui n'a pas pu tenir la promesse faite à sa mère sur son lit de mort : protéger Delphine, sa petite sœur. Déjà, il n'avait pu empêcher son père de la violer et aujourd'hui voilà qu'un criminel provoque cet accident... Martin «pète les plombs», il ne peut plus supporter les violences faites aux enfants. Un incident au travail dégénère et montre bien qu'il est à bout ; son patron très humain lui propose d'anticiper ses congés le temps d'aller mieux, de faire son deuil. Martin dispose à présent de tout son temps pour les réparations de reliures précieuses qu'on lui confie le soir. L'ouvrage sur lequel il travaille est particulièrement beau, serti d'enluminures magnifiques illustrant l'Apocalypse. La petite Émilie, sa voisine, adore ces images fantasmagoriques, aux couleurs vraies. Son temps, Martin le partage donc entre Émilie et les SDF du parc qui sont devenus ses amis. Parmi eux, une figure, Abélard, une sorte de philosophe qui a fondé un journal et tente de recréer un lien social dans cet univers de solitude. Abélard va réagir aux profanations, aux tags «nazifiants», aux agressions ciblées, il organise à Reims une manifestation contre cette idéologie destructrice qu'il exècre. Et c'est donc ici que les deux histoires se rencontrent, se fondent, que les héros se croisent.

La confrontation des idées oblige les héros à se remettre en question. Martin, qui se voyait comme un pourfendeur du mal, s'aperçoit que les fascistes qu'il poursuit de sa haine ont le même sentiment. Ils se croient investis d'une mission, du moins certains d'entre eux. D'autres, adolescents mal dans leur peau, sans repères, croient trouver dans certaines attitudes agressives la ligne de vie qu'ils ont perdue. Pour démasquer les coupables, Lartigue s'informe. Il fait appel à des professeurs d'histoire pour découvrir dans le passé les clefs de l'énigme et éviter les nouveaux meurtres qu'il redoute. Avec ces spécialistes, il démonte le mécanisme érodé des groupes d'extrême droite qui reprennent les sigles du passé.

Grâce à cette démarche, le lecteur bénéficie d'un polar «intelligent» : le nœud de l'affaire est historique, le dénouement passe par l'analyse poussée d'un passé douloureux. Par ailleurs, l'auteur connaît bien la psychologie des adolescents et les réflexions ou les actions de ses héros prêtent visiblement matière à de nombreux débats philosophiques en classe. N'est-ce pas logique puisque Philippe Bradfer dédicace son roman à ses élèves, «pour le meilleur et contre le pire». Cette démarche utile pour une approche éducative de l'histoire, afin qu'elle ne rebute pas un jeune lecteur, ne séduira peut-être pas autant les amateurs de polar pur et dur, probablement moins sensibles à l'importance de la confrontation historique.