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Critiques de livres


Serge DELAIVE
Café Europa
Éditions de la Différence
2004
221 p.

Baudelaire prend l'avion


Comme l'albatros, Lunus voyage et comme le prince des nuées, Serge Delaive est poète et le demeure, de toute évidence, dans ce premier roman. Du moins, le premier qu'il signe de son nom. Lunus est le personnage, le héros, le voyageur et le rêveur de Café Europa. Alter ego de l'auteur ou pur fan­tasme de celui qui tient la plume, Lunus est ailé, en effet, et il vole d'un continent à l'autre, au gré d'une géographie du cœur. Parfois, il se pose, car le besoin d'écrire est impérieux. Tous les vols, les traversées, les départs, les arrivées, les paysages, les rencontres se conjuguent alors au présent. Mais ce présent s'étale, comme en poé­sie. Il se densifie aussi et ouvre grands les yeux de l'imagination, voire d'un délire enchanté. Inutile de chercher sur une carte quel­conque ce Café Europa où s'arrête le poète ou de chercher à le situer sur un plan de cette ville de Liège que l'on croit parfois reconnaître, depuis ses quais, ses emblèmes, sa lumière, sa pluie, une certaine sculpture... Cela demeure un en­droit improbable d'où partent et où reviennent les parcours circu­laires qu'a faits ou que fera Lunus autour du monde. A moins qu'il ne les rêve seulement, attaché à sa table, à sa tasse de café et surtout à la feuille qu'il couvre d'un texte que nous apercevons par instants. Récit d'aventures donc ou poème transbordeur — Biaise Cendrars est salué au passage —, le roman de Serge Delaive se veut aussi la quête identitaire de celui que la mort de son père a condamné à la survie. « Plus Lunus s'enfonce en lui et plus il s'éloigne », sautant d'un conti­nent à l'autre, montant à bord de tous les avions, dont il renouvelle l'émer­veillement premier d'une découverte ou­bliée. Mais il éprouve aussi d'autres transports, cahotant dans les plus vieux autocars, s'accrochant au bastingage des bateaux les plus hasardeux. Il se cherche encore dans les yeux des femmes, s'écoute à travers leurs paroles, se dé­couvre sous leurs caresses. Non qu'il se préoccupe uniquement de soi, mais, au contraire, pour se livrer à tous. C'est ainsi qu'il ne cesse de célébrer, avec pudeur et authenticité, le prodige de l'amour ou de celui de l'amitié. Si, en volant, en rêvant, Lunus semble tracer des traits désordonnés dans le ciel, il poursuit un but multiple. Au-delà de lui-même, il donne à connaître tant les paysages les plus divers, les phénomènes atmosphériques les plus inattendus, les êtres les plus attachants que les misères d'une civilisation corrompue. Et par là-même, il agit en militant car il dénonce toutes les formes d'injustices comme au­tant d'injures faites à l'humanité. Nombre de références à l'histoire, aux sciences, exactes et humaines, interrom­pent le tracé personnel du héros sans pour cela l'encombrer, car elles témoignent toujours, dans leur formule ingénue, d'une réelle curiosité et s'inscrivent dans la ré­solution de changer les mentalités et de se battre pour un monde plus égalitaire.

C'est par une chaîne d'association que progressent le savoir et la nar­ration, chaque acquisition nou­velle, chaque épisode se superpo­sant aux précédents qu'ils fixent sans les effacer. Le temps est de­venu immobile sur la page de Serge Delaive, sans cesser de pal­piter aux sursauts d'une mémoire passionnée que l'écriture frac­tionne pour mieux l'enregistrer.

Jeannine Paque