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Critiques de livres

Colette Cambier
Le jeudi à Ostende
Bègles
Le Castor Astral
coll. Escales des Lettres
2007
345 p.

Chroniques ostendaises
par Michel Torrekens
Le Carnet et les Instants n° 148

Pour ce premier roman, Colette Cambier campe une vaste fresque familiale au tournant des XIXe et XXe siècles dans la ville d'Ostende. Véritable chronique des mœurs et des mentalités, ce livre redonne vie à une époque aujourd'hui disparue, entre dans l'intimité de ces familles qui ont certes fait la fortune d'Ostende mais y ont surtout bâti leur propre fortune. Et même si le récit n'est pas prioritairement historique, il rappelle de grands moments de l'histoire belge. Alors que la Belgique se cherche plus que jamais une identité, ce roman permet de mieux comprendre ce qui s'est parfois tramé au nord du pays dans certains milieux et on comprend que ce livre ait été publié au Castor Astral qui promeut les lettres flamandes en français.

Ce récit tourne essentiellement autour d'un couple atypique : un frère, «mijnheer Victor», et une sœur, Mam'zelle, tous deux célibataires, fruits d'une longue descendance. Les premiers chapitres du roman détaillent d'ailleurs les naissances, mariages, alliances et décès au sein des trois familles à l'origine de cette histoire : les Serruys, les Van der Heyde et les Jean. Et comme il est de coutume dans ces milieux de donner aux enfants les mêmes prénoms que leurs grands-parents ou oncles et tantes, il faut parfois s'accrocher pour s'y retrouver dans les écheveaux de ces cartographies familiales. Preuve en est que l'auteur (ou l'éditeur) a ressenti le besoin d'insérer un arbre généalogique de chacune de ces familles. Mieux vaut ne pas s'ingénier à se souvenir de qui est qui dans ce who's who flamand. À moins d'en être, pour ne pas dire à moins d'en naître, comme c'est le cas de la romancière qui s'inspire ici de l'histoire de sa propre famille, la tâche paraît trop ardue. Par contre, le roman cache de multiples niveaux de lecture qui procurent bien des satisfactions à son lecteur. Ainsi, dès le départ, apparaît l'opposition farouche qui dresse les uns contre les autres libéraux et catholiques. Nous sommes en 1878 et les écoles se révèlent l'enjeu de luttes d'influences virulentes qui divisent parfois les familles de l' époque. Sans s'appesantir sur ces sujets, mais en les traitant de l'intérieur, Colette Cambier peint les enjeux politiques d'alors, lesquels ne sont pas sans rappeler certains blocages d'aujourd'hui. De même, le livre voit naître la question sociale et l'émergence de mouvements sociaux ou de nouveaux partis. Ou encore le rejet du vote censitaire.

Véritable chronique de mœurs, le livre plonge dans l'intimité de ces familles d'industriels et de riches propriétaires terriens, qui achètent, vendent, exploitent des terres, cultures, fermes et autres industries. Pour préserver ces patrimoines et ne pas les dilapider en héritages contre-productifs, les parents manigancent pour que leurs enfants fassent des mariages de raison et l'on ne s'étonne dès lors pas que les mêmes familles se mêlent de génération en génération. Sans oublier le rôle joué par l'Église, la politique, les convenances sociales, les études ou encore l'ignorance dans laquelle sont tenues les jeunes filles d'alors. Par ailleurs, quantité de scènes anodines dans la cuisine des servantes, à la chasse ou lors de mariages reflètent la vie quotidienne d'avant les deux guerres. Traitées avec finesse et sensibilité, elles sont l'occasion de réflexions sur l'existence humaine, ses joies et ses peines. On pense immanquablement à Marie Gevers quand elle croque la vie des gens du Nord et dénonce par exemple les méfaits du qu'en dira-t-on. Cela est vrai également lorsqu'une de ces familles se retire dans l'arrière-pays et que l'épouse goûte comme jamais ses retours le jeudi dans la ville d'Ostende, d'où le titre au départ insolite du roman.

La dimension psychologique n'est pas absente de ces histoires de famille, on s'en doute, mais elle est particulièrement à l'œuvre dans la dernière partie du roman. Y sont mises en scène l'enfance puis les relations qui vont unir quatre frères et sœurs, notamment lorsque le cadet ravira les droits d'aînesse à son aîné revenu diminué de la guerre.

Tout cela est écrit avec ''est avec talent que sont campées les scènes de la vie quotidienne. L'auteur, qui a le sens de la formule, s'offre par ailleurs quelques audaces stylistiques dans un roman de facture plutôt classique. Celles-ci apportent des ruptures bienvenues dans un livre plutôt dense, voire de véritables pages d'anthologie comme lorsqu'elles évoquent le jeu «un, deux, trois, piano» et ceux qui ne veulent pas quitter l'enfance.

Pour un premier roman, ce livre étonne par la maîtrise de son sujet, voire de ses sujets, et la qualité de son écriture. Il apporte une dimension universelle à une histoire pourtant ancrée dans une lignée familiale personnelle, liée à une époque et une région bien déterminées.