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Critiques de livres


Michel Carly
Simenon, les années secrètes
Le Château d'Olonne (Vendée)
Éditions D'Orbestier
2005
180 p.

Simenon en Vendée
par Christian Bréda
Le Carnet et les Instants n° 140

L'histoire littéraire est un jardin borgésien aux sentiers qui bifurquent. On n'a jamais fini d'en faire le tour. Chaque promenade, en dévoilant des points de vue nouveaux, modifie insensiblement un paysage qu'on croyait connaître par cœur. Tantôt le promeneur embrasse un vaste panorama. Tantôt il explore en profondeur un bosquet négligé. C'est l'option retenue par Michel Carly dans son nouvel essai, le dixième qu'il consacre à Simenon. Mettant ses pas dans ceux du romancier, Carly s'est penché cette fois sur ses années vendéennes : années sombres puisqu'elles correspondent à la deuxième guerre mondiale; années pivots, qui marquent pour lui un tournant important aussi bien sur le plan personnel que sur le plan littéraire.

Simenon a séjourné une première fois en Vendée en 1927. D'emblée, il a annexé à son atlas intime ce «pays où la terre est de plain-pied avec la mer». Il y revient au début de la guerre avec femme et enfant, à la recherche d'un abri sûr : La Rochelle, où il s'était fixé deux ans plus tôt, est alors sous le feu des bombes. De 1940 à 1945, le ménage habite successivement Vouvant, Fontenay-le-Comte, L'Aiguillon-sur-Mer, La Faute-sur-Mer, Saint- Mesmin-le-Vieux et aux Sables-d'Olonne. Le Simenon de ces années-là est un homme inquiet, taraudé par le doute, obsédé par la crainte des privations. Aux difficultés matérielles s'ajoutent les tracas administratifs liés à son statut d'étranger, et les soucis d'ordre privé, car si sa paternité récente est source de joies, son couple bat de l'aile. Mais surtout, au seuil de la quarantaine, l'écrivain traverse une période de remise en question et de retour sur soi. Il craint par-dessus tout de se répéter et songe même à abandonner Maigret ; sur les vingt romans qu'il écrira durant la guerre, trois seulement mettront en scène le commissaire. C'est dans ce contexte qu'il entreprend la rédaction de Je me souviens, que Gide lui conseille de récrire à la troisième personne : il en naîtra Pedigree, œuvre matricielle qui marque le début d'une nouvelle maturité littéraire. De fait, Simenon a nettement conscience qu'une époque de sa vie s'achève et qu'une autre va commencer, dont il ignore encore de quoi elle sera faite.

Chemin faisant, Carly ne pouvait pas ne pas revenir sur l'attitude de Simenon durant l'occupation. On sait que, s'il fut soupçonné d'être juif par la Gestapo en 1942, ce dernier dut se défendre à la Libération de l'accusation d'intelligence avec l'ennemi (la procédure, après enquête, sera classée sans suite). Sans complaisance pour l'égoïsme et la conduite opportuniste du romancier, mais en s'en tenant scrupuleusement à la réalité des faits, étayée par des témoignages et des documents d'archives, Carly démontre sans peine que la rumeur d'un Simenon collaborateur ne repose sur rien de tangible.

Cela étant, l'ouvrage dépasse le cadre biographique en montrant comment l'œuvre s'est nourrie de ce séjour en terre vendéenne. On sait combien le décor est un personnage à part entière des romans de Simenon. Or, aucune région de France ne l'aura inspiré comme la Vendée, qui aura bien été pour lui «un fécond terreau d'écriture». Il s'en est imbibé comme une éponge, se l'est assimilée en profondeur pour mieux la réinventer à distance. Carly, qui connaît son Simenon sur le bout des doigts, se livre à un patient travail comparatif entre les lieux réels et leur transposition romanesque. À propos du Fils Cardinaud, il montre comment Simenon a surimpressionné sur les Sables-d'Olonne des souvenirs du Liège de son enfance. Fruit d'une lente imprégnation (et en cela comparable aux méthodes d'enquête de Maigret), le processus créateur s'apparente aussi au travail du rêve, qui opère par amalgame, déplacement et condensation. D'autres parallèles, plus inattendus, s'avèrent incitateurs, ainsi lorsque Carly rapproche la maison du juge du roman homonyme des «maisons que le fantastique belge sème dans l'œuvre de Thomas Owen, de Jean Ray et de René Magritte». Un des mérites du livre est d'ailleurs d'attirer l'attention, par un biais original, sur des romans moins lus comme La Chambre bleue ou L'Inspecteur cadavre.

Au total, «Simenon vaut mieux que sa biographie. Un romancier écrit toujours à côté de sa vie. Même s'il emprunte des parcelles à son quotidien et des miettes à celui des autres». Et cet essai, tout à la fois promenade littéraire, enquête biographique et relecture attentive de l'œuvre, le montre avec pertinence.