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Critiques de livres


Lydia FLEM
Casanova ou l'exercice du bonheur
Seuil
« La librairie du XXe siècle »
1995
240 p.

Masques

D’abord, l'allant. En cinq pages brillantes, montées au fouet comme on monte des blancs d'œuf, Lydia Flem ferre d'emblée son lec­teur. Sa phrase court la poste, s'arrête, re­tourne en arrière, repart, dessine à touches rapides et précises le portrait à facettes de Giacomo Casanova. L'euphorie du Vénitien est contagieuse et le secret de cet essai alerte, c'est son alacrité de plume. La bio­graphie et l'analyse s'y entrelacent en sou­plesse. La manière même de raconter de­vient commentaire.

Casanova n'est pas Don Juan. Ni misogyne ni collectionneur, cet amoureux complice des femmes est attentif à leur désir et leur plaisir. Inconstant, versatile, narcissique ? Sans doute. Mais aussi généreux sans comp­ter, audacieux, entreprenant, mû par une curiosité insatiable et le formidable appétit de vivre de qui se sait taillé pour le bon­heur. C'est un menteur sincère qui se prend le premier au jeu de ses fables. Charmeur plus que séducteur, et de l'espèce candide jusque dans le calcul, il est fréquemment la dupe consentante des femmes et ne tait pas davantage ses échecs et ses erreurs. Son moi haché par les sensations et les désirs vit dans « la plénitude du présent », avec un senti­ment si aiguisé de la fuite du temps qu'il la conjure par la fuite tout court, le mouve­ment incessant, le voyage, et, l'âge venu, l'écriture.

Lydia Flem n'entreprend évidemment pas de raconter une fois de plus la vie de Casanova. Elle prend plutôt appui sur quelques mo­ments décisifs de son existence, qu'elle rap­porte aux scènes primitives de son enfance, réenvisagées chaque fois d'un point de vue différent. Enfant chétif et muet élevé par sa grand-mère, Casanova est soigné par une sorcière qui guérit son saignement de nez perpétuel. Après l'intervention de cette deuxième sage-femme — et la mystérieuse apparition d'une fée —, Giacomo, ayant conquis la parole, pourra retrouver sa mère. Ce qu'il découvre en elle, c'est bien moins une mère que la Femme, la Femme identi­fiée à l'Actrice, et donc pivot de la société vé­nitienne. Un vol dont il fait avec succès ac­cuser son frère le convainct de la relativité de la Loi. D'ailleurs, son père, qui en est l'incar­nation peu probante, meurt prématurément. De ces quelques épisodes, Lydia Flem dé­duit habilement l'attitude de toute une vie face à la différence des sexes, l'autorité, le temps. Pour Giacomo il s'agira toujours de tourner la règle plutôt que de la contester, de miner l'obstacle de biais, par le rire, la pirouette ou la mystification, plutôt que l'attaquer de front. La transgression, mais sans la révolution. De là le goût du jeu et du masque, du travestissement et des chan­gements d'identité, qui brouillent les cartes (à commencer par celles de la différence des sexes). Casanova participe à un monde où la notion de spectacle domine la vie quoti­dienne. Au sein d'une société apparemment toute hiérarchisée, la hiérarchie est prise à revers par un déguisement perpétuel, que sacralise en quelque sorte la passion du théâtre et du carnaval.

Ce qui sépare l'artiste en libertinage Casa­nova de tant de « jouisseurs » sans grandeur, c'est l'angoisse du temps qui fuit, érode, ra­vage et détruit tout, et qui lui fait, dans la so­litude de la vieillesse, entreprendre un prodi­gieux édifice de remembrances et de mots pour obliger le temps à restituer ce qu'il ravit. Faire de sa vie un roman, c'est lui don­ner un sens dans et par la littérature, at­teindre une manière de victoire sur le néant par l'écriture. Or, non seulement la remémoration ignore le repentir trop souvent attendu de ce genre d'autobiographie (cf. Rousseau), non seulement elle ressuscite l'enchantement de la jeunesse et prolonge la volupté, mais elle les renouvelle : « Au-delà du plaisir, conclut Lydia Flem, il y a encore du bon­heur, voilà l'insolent héritage du Vénitien. »

Thierry Horguelin