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Critiques de livres

Jacques Cels
Le Dernier Chemin
Éd. Luce Wilquin
2006

L'écriture c'est le monde à l'envers
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 143

À la lecture du prologue du dernier livre de Jacques Cels, Le Dernier Chemin, on voudrait, on pourrait croire à un roman policier. La plupart des éléments nécessaires sont présents : une disparition, une énigme, des indices mais trop peu, une ébauche d'analyse, un manuscrit mystérieux… bref, tout cela suppose la fatalité d'une enquête. Et pourtant, le texte qui s'amorce ensuite se présente sous la forme d'un journal et semble faire encore reculer l'inconnue car il ne propose de prime abord aucune relation explicite avec les interrogations soulevées : il y a rupture et nouvelle énigme. Certes, il peut s'agir du manuscrit annoncé, mais l'entrée en matière est double. Le narrateur, qui est aussi le scripteur de ce journal, doit, comme s'il était en danger, «réagir» à un événement, chercher une «solution», saisir la «chance» de ne pas sombrer. Par ailleurs, il paraît bien se conformer à tous ces devoirs de bon cœur et même avec un certain enthousiasme, sensible qu'il est à la lumière du ciel, à la couleur du jour, à la grâce du paysage. Car, s'il a été enlevé et se retrouve incarcéré dans un lieu inconnu, le héros est relativement libre, d'en apprécier le décor, par exemple; d'occuper son temps comme il le souhaite, soit à se promener dans le parc qui entoure le manoir où il est reclus, soit à converser avec le jardinier qui l'instruit ou avec une jeune femme avenante qui vient en visite. Il n'a même pas de mauvais rapports avec le propriétaire des lieux qui, semble-t-il n'est pas responsable de cette séquestration et n'a accompli d'autre méfait que de mettre des locaux à la disposition de ravisseurs menaçants. En fait, le lecteur va très tôt s'intéresser à ce qui devient progressivement vital pour le protagoniste : la rédaction d'un journal intime, que ce dernier destine, le cas échéant, à son jeune frère. L'écriture est le moyen de retourner la coercition en liberté, de prendre le monde à rebours. Ne faut-il pas, en effet, «le retrait, le bouclé, le cercle» pour écrire? L'enfermement ne comble-t-il pas en définitive le vrai solipsiste, puisqu'il peut enfin s'adonner à son plaisir secret, à cette envie d'écrire qu'il ne se connaissait pas, à ce besoin qu'il va satisfaire et dont il tirera une jouissance inédite et la certitude de pouvoir la prolonger, la répéter à l'envi? Du journal, il va passer à la fiction, parvenir au roman, genre qu'il méprisait un peu jusqu'alors, puis à la réflexion métatextuelle, sur les modalités, le tempo, la progression de l'écriture, le travail sur la phrase comme sur un organisme complet. Il est en bonne voie pour devenir à la fois «le chef, l'auditeur et le critique» de son propre chant et s'expatrier ainsi «au pays des grandes abstractions délirantes». Et le lecteur de se demander si Le Dernier Chemin ne définit à sa manière un art de la création, et, pourquoi pas? dans la voie de l'oubli, un art de vivre.