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Critiques de livres


Vinciane DESPRET
Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l'authenticité
Institut Synthélabo
Les Empêcheurs de penser en rond
1999
368 p.

L'émotion, composante de notre vérité

Dans son nouveau livre, Vinciane Despret étudie les émotions dont nous sommes tissés, qui nous fabri­quent. La langue de ce savant essai est si personnelle que l'on croit parfois entendre l'auteur la prononcer de vive voix. Tour à tour somptueusement élégante et familière de façon truculente, Vinciane Despret ap­pâte le lecteur par des images pittoresques pour l'attirer vers une forêt abstraite. Il faut parfois se débattre alors, se frayer une piste. Mais des clairières dans la forêt philoso­phique, avec pour paysage un style déli­cieux, permettent de retourner vers les phrases un peu sibyllines, désormais émondées. Et l'on se murmure : le jeu en valait plusieurs fois la chandelle. Mais quel jeu ? Celui de définir l'émotion, de nous faire prendre parti : l'émotion est-elle naturelle et biologique, ou culturelle ? N'est-elle que passions internes, universelles sur notre planète ? Si les événements induc­teurs d'émotion sont universels, existe-t-il une réponse tout-terrain ? Certes, une émo­tion peut investir un sujet passif, soudain habité (je n'étais plus moi-même). Mais c'est un signal qui ne se laisse pas ignorer, qui appelle à la réaction, qu'il faut ap­prendre à gérer. Et dans cet apprentissage, la culture ne se glisse-t-elle pas ? Si l'émotion est l'antithèse de la rationalité, elle devrait échapper à l'expérimentation scientifique. Pourtant, vu au niveau des sy­napses des neurones, l'émotion emprunte des circuits nerveux tout aussi rationnels que ceux qui conduisent au calcul mental. L'émotion garde-t-elle une empreinte du primitif, conservant un lien archaïque avec l'instinct ? Existe-t-il un invariant de base, contaminé ensuite par la culture ? L'ethnopsychologie pratiquée par Vinciane Despret nous renseigne sur les composantes culturelles de l'émotion. Il serait caricatural de résumer ici les aventures relationnelles subtiles que l'auteur entretient avec les cul­tures de différentes tribus. Il faut aller le lire pour en apprécier le doigté. Mais la face la plus passionnante de ces in­cursions chez les autres, est peut-être le nouveau regard que l'on acquiert sur ses proches et sur soi-même. On en arrive à l'étonnement de soi-même : nous voilà à nous regarder, à la lumière de ce contraste, comme des créatures bien étranges ; nous voilà à nous regarder comme autres. Et nous découvrons que l'émotion n'est pas que passive, dans la mesure où elle est liée à une disposition : par exemple, la disposition à l'irascibilité n'implique pas seulement une faible tolérance à la frustration, mais aussi la recherche paradoxale des situations frus­trantes ! Ainsi l'émotion serait une cause de comportement. Chaque individu n'est pourtant pas un soi émotif fait d'une pièce, mais se présente plutôt comme une mo­saïque de « soi » sociaux, mis à jour selon les circonstances. Ce découpage de la per­sonne en une série de cartes selon le rôle du moment serait accentué dans la culture ja­ponaise où chacun est jugé, non pas de façon intégrée, mais selon un code spéci­fique à des comportements envers l'Etat, les parents, l'honneur du groupe. Une question m'a particulièrement tenu à cœur, qui est celle des relations de la pas­sion avec le savoir. La passion est-elle enne­mie ou complice du savoir scientifique ? J'ai bien aimé la suggestion que la passion pour le savoir serait plutôt une passion du mys­tère, passion de la question plutôt que de la réponse.
L'émotion doit-elle vraiment choisir son camp, entre le domaine du corps et celui de l'âme (j'aurais dit l'esprit, ou la conscience, mais Vinciane Despret dit l'âme : elle a sû­rement ses raisons) ? L'auteur présente deux compromis, selon une version faible et une version forte, qui font varier l'importance relative de la nature et de la culture. La ver­sion faible fait intervenir des émotions pri­maires et innées avec en surimpression des émotions secondaires contaminées par la culture. Cette subdivision correspond à celle proposée par le neurologue américain Antonio Damasio. Selon la version forte, les similitudes des expressions émotionnelles chez l'homme et l'animal sont fortuites, car les émotions impliquent jugement et croyance. Même les événements physiolo­giques de l'émotion ne seraient que consé­quences d'attitudes culturelles. Il est vrai que des émotions telle la peur sont univer­selles, mais cette peur est en prise directe avec la culture : peur de perdre la face, d'être ridicule, de passer inaperçu... On voit qu'il s'agit là d'émotions que l'on pourrait classer parmi les secondaires. Les émotions sont des outils de jugement et d'évaluation sur le monde. Elles peuvent être d'ordre primaire si elles agissent comme moteurs pour alerter des réactions d'urgence. Et qui dira que certains animaux n'en sont pas capables ? D'autre part, des émotions d'ordre subjectif apportent sur le monde des regards qui le façonnent. Que serait le monde, s'il n'était que concret, si personne ne l'interprétait ? La sociologie des émotions considère que les structures sociales affectent les émotions, mais qu'en retour celles-ci maintiennent et prolongent ces structures sociales. D'adap­tation biologique aux lois de la nature, elles deviennent des formes d'adaptation au social ainsi qu'un mode d'intériorisation de la société.
L'émotion humaine, qui a évolué à partir d'une émotion primordiale n'affleurant pas encore à une conscience, fait partie de notre vérité : ce corps ému qui ne peut mentir... Par ces paraphrases issues d'un cerveau de virologue, j'espère ne pas avoir trop trahi ce livre qu'il faut appréhender de vive lecture.

Lise Thiry