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Critiques de livres


Constance Chlore
À tâtons sans bâtons
Paris
Punctum
199 p.

La mer inexorable
par Laurence Vanpaeschen
Le Carnet et les Instants n° 140

C'est le deuxième roman de Constance Chlore. C'est une histoire d'amours et de morts. Une histoire de fuites. Fernande et Benjamin fuient un autre homme, celui qu'elle a aimé avant, et à qui ils ont volé l'argent, fruit des larcins qu'elle commettait dans son autre vie, avec Michel. Elle s'évite aussi, elle veut quitter le monstrueux en elle, ce qu'elle a fait quand elle ne connaissait pas Benjamin, ils se le sont juré, ils seront «honnêtes», maintenant. «Elle s'accroche au bras de Benjamin; saura-t-il, pourra-t-il, lui faire oublier? recréer une mémoire où le passé serait annihilé?» Une fuite sur place, qui semble rythmée par le ressac des vagues dans ce port de Matinmort où les deux amants ont trouvé refuge. «C'est pire qu'une tombe ici, on s'y enterre puis on y vit à la manière des morts…» Ils voguent chaque nuit sur Tango, le bateau abandonné qui leur sert de chambre, épave recrachée par la tempête à jamais amarrée au port, à moins que le fantôme de celui qui y a péri ne vienne la réclamer.

Une histoire d'hommes, autour d'une femme qui voit avec ses yeux trop grands et qui dit avec ses mots un peu hachés, qui se font rares quand elle a trop peur ou trop mal. Hors Fernande, les femmes sont presque absentes, elles semblent avoir toutes déserté cette vie au bord des vagues où les identités se brouillent. Trop dur, les pêcheurs qui boivent et se bagarrent, qui éventrent leurs prises sur la plage en faisant couler un sang noir. Traîtresses, disent les hommes abandonnés, comme le patron du café où Fernande passe ses jours à ressasser son errance à coups de sirop de mûres, qui refuse d'oublier la femme qui lui a pris sa chair en partant. «L'oubli, c'est le dépotoir de l'âme.» Comme ce pendu par amour déçu dont on dit qu'il se balance encore à une branche de l'Ile, en face du port, là où Fernande et Benjamin vont de temps en temps retrouver un oubli joyeux, «la béatitude de l'espace isolé».

Beaucoup de fantômes dans ce roman. L'ombre de ceux qui ont péri, l'ombre de ceux qui sont partis, l'ombre de ceux qui ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes, l'ombre de la menace. Comme celle de Michel sur Fernande, elle le sent qui approche mais elle est comme engluée par son impossibilité à être. Elle se cogne avec Benjamin contre les parois de la mer, entre le port, l'Ile et la Ville d'à côté, sans trouver le trou pour s'échapper, dans ce temps immobile qui coule si vite. «Cette vitesse ça me fait disparaître, m'empêche d'être, oh comment ne pas disparaître…»

La violence aussi, partout. Celle de la misère qui guette les marins écrasés par la concurrence des gros chalutiers, la révolte qui gronde et qui tente de s'organiser. Celle des hommes entre eux, coups de poings et de couteaux, et envers la femme, Fernande devenue proie. «Ce ne sont pas des hommes, ce sont des sexes.»

Puis il y a la mer omniprésente, qui permet de vivre et donne la mort, qui est l'immensité et le tout petit, quand il ne reste plus que deux corps flottants au large, qui se donnent une dernière fois la main avant l'ultime enfoncement.

Et il n'y a plus qu'elle au bout du livre, la mer, ni gagnante ni perdante, seulement là, inexorable.