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Critiques de livres

Claude Godet
J'irai la voir un jour
Bruxelles
Le Grand Miroir
2008
182 p.

Au nom du père
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 152

Lorsque débute le livre, Alexandre, le narrateur, se trouve dans son lit-cage, dans une mansarde qui ressemble à une prison. De l'étage inférieur lui parviennent les notes de l'harmonium dont joue son père, et du sous-sol une voix de femme qui est celle de sa mère. Pour une raison mystérieuse, il est empêché de les voir, il a pour seule compagnie une servante rébarbative et un grand-père peintre qu'il adore. Le petit garçon manifeste un talent précoce pour le dessin, il aime représenter des végétaux et surtout des visages. Plus tard, à l'école primaire, il se servira de ce don pour séduire les filles. Parvenu à l'âge adulte, il en fera son métier et deviendra un artiste célèbre. Seule lui résiste sa cousine Laura, dont il est tombé amoureux, mais qui épousera un de ses camarades de classe, avant de se donner à lui, ou plutôt de le violer, en une unique étreinte dont naîtra une fille.

De ce livre foisonnant, le résumé qui précède, ébauché à grands traits, ne donne qu'une idée bien imparfaite. La vérité est qu'il est presque impossible d'en synthétiser l'argument en quelques lignes, tant l'intrigue en est complexe. J'irai la voir un jour (titre emprunté à un cantique d'église) est une petite saga qui s'étend sur quatre générations et met en scène une bonne douzaine de personnages. Un «roman familial», dans le sens freudien d'histoire fantasmatique, articulé autour d'un lourd secret qui conditionne toute l'existence du narrateur : Alexandre est-il le fils de son père, homme faible et inquiet, ou de ce grand-père qu'il adore? La réponse ne nous sera livrée que dans les dernières pages du récit. Entre-temps, le livre aura charrié, telle la rivière où se noient deux des héroïnes, son lot de révélations et de rebondissements. Un livre d'une remarquable richesse thématique, avec pour motif récurrent l'oeil, le fait de voir ou d'être vu, de se livrer ou de se refuser au regard d'autrui, qui est à la fois métaphore de la possession sexuelle et élément constituant de l'identité du narrateur (aux modèles qu'il vient d'observer longuement, il demande quelle est la couleur de ses yeux : toutes sauf une sont incapables de lui répondre, d'où il déduit qu'elles ne l'aiment pas, et que donc il n'existe pas vraiment pour elles). Cette complexité est ce qui fait à la fois l'intérêt et les limites du roman. Force est de reconnaître que l'on a parfois du mal à s'y retrouver, et qu'une deuxième lecture n'est pas de trop si l'on veut en suivre toutes les péripéties. L'arbre généalogique est si touffu qu'il menace parfois de nous cacher la forêt du livre. Sans doute le récit aurait-il gagné à voir son intrigue simplifiée et le nombre de ses personnages réduits. On regrette d'autant plus qu'il se fasse ainsi phagocyter par une histoire proliférante, que pour le reste il ne manque pas de qualités. Il traite de sujets forts et universels : les troubles de la filiation, la paternité incertaine, la difficulté d'être et d'aimer, le salut par la création artistique. Il nous réserve quelques scènes émouvantes, tantôt par la violence dont elles s'imprègnent (lorsque par exemple le mari de Laura la force à s'exhiber aux regards), tantôt par la pudeur avec laquelle elles sont évoquées (la mort du grand-père, puis celle de la mère, décrites sans pathos inutile). Claude Godet sait rendre ses personnages attachants, il raconte bien et de manière fluide, ses dialogues sonnent juste. Et l'humour n'est pas absent, particulièrement dans la première partie du livre, où Mademoiselle Joséphine, affreuse grenouille de bénitier, abrutit la conscience des enfants par d'absurdes considérations sur la sexualité : l'âme des filles est un parchemin qu'elles doivent garder intact, elles ont entre les jambes une fleur dissimulée par un cache-pot, que les garçons ne peuvent voir sous aucun prétexte, au risque d'encourir la damnation éternelle. Un discours culpabilisant qui poursuivra longtemps le narrateur, et dont il ne parviendra vraiment à se défaire qu'une fois parvenu à l'âge adulte…