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Critiques de livres

William Cliff
Immense existence
Paris
Gallimard
2007
127 p.

Un recueil multiple et fascinant
par Laurent Demoulin
Le Carnet et les Instants n° 148

Cela faisait plus de dix ans que les textes de William Cliff, prose ou poésie, se répartissaient entre les maisons d'éditions La Table ronde et Le Rocher. Voilà que l'auteur de Fête nationale sort à nouveau un recueil de poèmes aux éditions Gallimard, cet éditeur prestigieux chez lequel six de ses précédents recueils sont parus entre 1976 et 1996. Or, le nom d'un éditeur n'est pas un simple nom de marque : il signifie quelque chose, si bien que l'on est tenté de voir dans ce nouveau livre, intitulé Immense existence, une manière de bilan ou d'état des lieux.

Souvent, les recueils de Cliff réunissent des poèmes partageant la même forme (par exemple Le pain quotidien) ou le même thème (America ) ou encore la même forme et le même thème (Conrad Detrez, Autobiographie). Rien de pareil ici : William Cliff y aborde tour à tour tous les sujets qu'il affectionne, le quotidien, la solitude, les voyages, la marche, la misère, la vieillesse, la nostalgie du passé, l'homosexualité, les saisons qui défilent, la poésie, la nature, la ville, la Belgique… Et, d'un texte à l'autre, il exploite des techniques très différentes, faisant montre de son incontestable talent prosodique : on retrouve des ballades sur le modèle de François Villon (dont la très drôle et très inattendue «Ballade des dames du temps présent», qui évoque Vanessa Paradis, Fanny Ardent et Dalida), mais aussi un sonnet, des poèmes alternant vers longs et vers courts ou un texte dialoguant avec un dessin (de Frédéric Pajak). Certains poèmes riment de façon régulière, d'autres se contentent volontiers d'assonances («île» / «arrive», par exemple), d'autres encore contiennent des strophes aux syllabes comptées mais laissant certains vers orphelins, sans rime ni assonance. Ainsi les alexandrins du poème ouvrant le recueil. À notre connaissance, cette liberté est neuve chez William Cliff. Le poète réinvestit non seulement ici chacun de ses anciens chemins, mais en plus il s'invente de nouvelles voies.

Une autre nouveauté formelle explorée ici est l'usage de la répétition. Dans le poème «La pluie», le caractère permanent de l'averse et la succession incessante des gouttes sont rendus par la lancinante répétition du mot «pluie», au cours d'une sorte de variation sur le même thème tout à fait inhabituelle chez Cliff : «la pluie tombait très droite dans la nuit perdue / rectiligne la pluie tombait sur le pavé / la pluie sans arrêt tombait du ciel sur la rue / rendue luisante de cette eau du ciel tombée / la pluie n'arrêtait pas dans la nuit solitaire / la pluie continuait de verser ses eaux droites / dans les rêves gluants de l'homme sur la terre / arrêté sous l'auvent d'une boutique étroite […]». Il arrive aussi que le même mot apparaisse au début et à la fin d'un vers : «la tempête avançait en hurlant la tempête».

Voilà pour les formes, si importantes en poésie : William Cliff, qui aime «chanter / la musique des mots dans les vers bien comptés», creuse son sillon et s'impose toujours davantage comme le grand précurseur en matière d'exploitations nouvelles du vers régulier et d'un lyrisme lisible sans être conventionnel.

Il est impossible, pour le critique, de demeurer objectif quand il en vient à parler du contenu d'Immense existence. Car, à travers les recueils de William Cliff, on rencontre ou on retrouve un homme, toujours le même : ce narrateur solitaire, qui sait parfois se montrer touchant et humain, notamment quand il décrit sans emphase et sans pathos la misère du monde, mais qui ne cherche pas la sympathie, qui n'hésite pas à choquer, à se montrer critique, amer, injuste, que ce soit envers telle ville wallonne ou envers les mendiants de la cité. Mais que l'on soit ou non d'accord avec lui, il est toujours intéressant de suivre le cheminement de sa pensée versifiée, car elle finit souvent par se mordre la queue dans une fascinante volte-face. Si le narrateur de William Cliff est dur ou méprisant visà- vis du monde, il l'est d'abord avec lui-même, avec ce qu'il nomme sa «vérité coupable», avec sa propre existence à laquelle il avoue ne rien comprendre.

Là est peut-être le paradoxe ultime de cette poésie : William Cliff a beau se présenter comme un misanthrope coupé du monde, il atteint ses lecteurs plus facilement que la plupart des poètes d'aujourd'hui.