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Critiques de livres


Eugène SAVITZKAYA
Cochon farci
poèmes
Paris
Minuit
1996
64 p.

Qui te mangera ?

« Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. »

(Baudelaire)

Comme tant d'autres poètes paten­tés, Eugène Savitzkaya aurait pu in­tituler son nouveau recueil Ode au laurier las ou Célébration du vide, ou encore trouver quelque formule d'allure métaphy­sique qui fasse répondre le silence à l'ab­sence. Mais son livre s'appelle Cochon farci et, comme pour ajouter à la provocation de la référence culinaire, la quatrième de cou­verture en donne la recette : « Ce cochon-ci est farci avec les éléments de sa propre constitution, agrémentés d'épices exotiques et d'herbes de saison. » Le cuisinier peut dès lors, dans son commentaire, jouer d'une duplicité sémantique qui lui permet d'assi­miler le texte à un plat « où le contenant participe du contenu », voire même de sug­gérer que la chair des mots n'est pas sans rapport avec celle de leur maître d'œuvre : farci ou... farceur.

C'est que toujours il s'agit, chez lui, de pro­tester contre l'assimilation abusive de la poésie à une pratique de distinction sociale, qui se pare des attributs de l'âme pour voi­ler la brutalité de la condition humaine. Aux valeurs idéologiques, celui qui va « tra­çant [son] horizon /comme un mur effondré » préférera plutôt les repères quotidiens, do­mestiques ; à la prétention culturelle de donner une hiérarchie au sens, il opposera l'insondable matité de la nature en tous ses états :

Il n'y a pas que le lait qui guérisse de la vie, antipoison aléatoire, il y a aussi la glaire, le foutre, la bière, le chocolat, 69, le mucus, l'amplexion, le lichen (...) et bien sûr il y a le bleu de l'air et son obscurité totale et létale et fœtale et fécale

Les lecteurs familiers de son parcours connaissent la radicalité des positions esthé­tiques affichées par l'auteur de Mongolie plaine sale. Ils seront sensibles, dès lors, à une évolution de son écriture, manifeste déjà dans le glissement de certains titres. Depuis Les morts sentent bon jusqu'à En vie, des Couleurs de boucherie au présent Cochon farci, que déduire de cet infléchissement qui, tant sur le plan romanesque que dans la poésie, se traduit — c'en est le signe le plus évident — par un plus grand respect des codes narratifs ou syntaxiques, par une lisibilité plus immédiate du texte ? Savitz­kaya serait-il rentré dans le rang ? Mais la belle verdeur de sa langue, ce n'est pas de­main qu'il la soumettra à l'ordre établi :

Il n'est de roi qu'entre les crapauds et

de reine que parmi les grenouilles, d'infini

qu'au fond d'une poche, que poids

dans le cœur, qu'ordures dans la bouche, que

merde (...) que clous, que foutriquets, que coups de

triques, (...)

Sans doute, pourtant, l'auteur a-t-il davan­tage pris conscience des limites de sa ré­volte, et si le refus chez lui demeure intact, son expression, plutôt que la rupture, em­prunte désormais les voies de la ruse — de l'humour. Le temps a fait son œuvre : sur soi d'abord — « jadis enfant », « ayant eu cinq ans, / douze ans, et puis brusquement trente-neuf» — et sur les gens qu'on aime, qu'il s'agisse de la compagne avec laquelle on partage sa vie — « elle a dix-sept ans et la glaire cervicale douce puis soudain / trente-cinq et douce aigreur encore » — ou du père disparu, qui jamais plus « ne crachera le nom de Dieu / épouvantail du cerisier ». La mort qui hante ces pages, la mort parti­cipe d'un cycle immuable, où le destin des hommes se confond avec le cours du monde :

Que tout brille, que tout change, que tout pue, tombe dans le seau à charbon et moisisse, déchet, fange, morceaux de moi-même

Mais mourir soi ? Et que disparaissent les amours, les amis, « au milieu d'un mot, / entre deux jours » ? Plus qu'un motif de rébellion, la fin dernière représente une énigme, dont le caractère irrésolu est source d'une mélancolie latente, que ne parvien­nent pas à dissiper tout à fait les multiples injonctions de l'auteur à jouir du monde, à profiter du « bonheur d'en découdre ». C'est pour cette raison qu'il faut rire et ruser : en défi à l'éternité. Et puisqu'il n'a pas le choix des armes, il n'usera que des ressources du langage : pour embrasser les êtres chers, re­garder s'envoler les fumées, nommer chaque parcelle de l'univers, et sa disparition, et son perpétuel recommencement, et la ré­conciliation des contraires. Poète de dix-sept ans qui ne traversa l'Afrique qu'en rêve, Savitzkaya peut encore saluer Rimbaud, comme lui « cochon dans la boue du ciel », en affirmant à sa suite :

« D'étoile en étoile je trace mon chemin »

Carmelo Virone