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Critiques de livres

Un frère d'ironie

Parfois, on ouvre un recueil de poèmes pour cesser d'être seul, et pour rece­voir une parole que l'on puisse faire sienne, amicale dans ses moindres détours. Et c'est la déception quand le poème appa­raît, lisse et clos, vaticination prétentieuse et vaine dont nul ne s'émeut, dont il faut se déprendre sitôt la lecture accomplie. Pour Carino Bucciarelli, toutefois, l'espoir d'une communication faite poème semble s'avérer naturel, et se révèle dès les titres de ses ou­vrages : d'Un ami vous parle aux plus récents Dialogues anonymes et Conversation dans une chambre d'Europe. Et de communication, il est précisément question dans ce dernier livre, où se fait jour la récurrence d'un tu, frère mythique attentif indifféremment aux menus propos et aux déclarations essen­tielles. Ailleurs sont citées les bribes d'un discours volé à de modernes bavards, identi­fiés ou non : dans leurs fausses harangues, la cocasserie balaie souvent les détresses, comme s'il valait mieux ne pas trop s'y at­tarder, ne jamais s'y complaire. Par ce jeu sur les dialogues et par ces ébauches de say­nète, Carino Bucciarelli restitue au person­nage un rôle qu'il avait perdu dans la poésie. Du philosophe des arrière-cours à la voix dam l'interphone, du voisin qui « quelquefois m'in­sulte » aux représentants de l'autorité, le texte abonde de ces figures croisées ou rêvées, tra­vesties de toutes façons. De la grenouille aux grillons, il contient encore un bestiaire im­pertinent et signifiant à la fois — comme le serait celui des fables ? Comme les fables, il recèle ses morales sans moralisme, ses vérités bonnes à dire :

Comment toi le plus grand poète depuis Virtu lis dans les transports en commun le Figaro Magazine

sans même cacher ton plaisir puis tu descends gare centrale la main posée sur le sein par la chemise en­trouverte

insouciant des problèmes de pollutions même tu ricanes à la pensée que nous pisserons de longs bâtonnets de plutonium dans les ruelles contre les murs (...)

L'ironie paraît le trope privilégié du poète. Elle lui permet de mettre l'accent sur le leurre que constituerait toute vérité ambi­tieuse, et de s'inscrire en faux contre les pouvoirs excessifs prêtés à certains concepts. Frappant de suspicion la fatuité et l'afféterie du discours intellectuel, l'auteur prendra pour cibles favorites les philosophes et... les poètes eux-mêmes :

Un piètre poète de mes amis m'a offert ses

écrits

c'était plein d'amandes et de crème chantilly

tout ça m'est resté sur l'estomac

il a cru bon d'ajouter : «Sans intérêt, je sais»

le subtil moineau

mais c'était un peu tard

oui un peu tard

Avec les grands ironistes, avec Norge ou Jacqmin, Carino Bucciarelli connaît l'élé­gance de l'autodérision, et n'hésite pas à dé­couvrir — pour les désamorcer — ses propres techniques d'écriture. Et d'un poème la meilleure conclusion, à ses yeux, sera : «J'en pense tout le contraire».

Laurent ROBERT

Carino BUCCIARELLI, Conversation dans une chambre d'Europe, Amay, L'arbre à pa­roles, 1993