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Critiques de livres

Un souffle de vécu
par Laurence Vanpaeschen
Le Carnet et les Instants n° 141

Voici deux pièces de théâtre qui se ressemblent un peu. Elles sentent le monde qui nous entoure, en parlent avec des airs de petits riens qui s'avèrent vite d'une violence redoutable, font appel à une actualité morbide – la guerre menée en Irak, chez Cotton, Dutroux, pour Blasband – et nous rappellent sans pitié que dans l'humanité, «il y a de la saleté aussi, de la Mort bien laide Bien sanglante». On en sort estomaqué, et comme nauséeux.

Dans Si j'avais su j'aurais fait des chiens, de Stanislas Cotton, c'est le monde des petites âmes, petite classe moyenne étriquée, qui mange de la purée saucisse et boit de la bière devant la télévision, astique sa voiture rouge avec un chiffon spécial et fait le ménage chez les notables, s'adonne au bricolage et aux barbecues le samedi, va à la messe et apprend aux petites filles que leur avenir est fait de serpillières et de Monsieur Propre. A force de nettoyer les chiottes des autres, Angeline fille de la famille Patatras va se prendre «un aller simple pour les chiottes de l'humanité». Elle à qui on a rabâché toute son enfance qu'il fallait être bien propre et bien étudier à l'école, «mets-le toi bien là», et qu'elle en avait de la chance, d'être née dans le beau pays de la liberté, le pays où on connaît la vérité, où on sait comment vivre, va s'en aller t'en guerre. Pour foutre un pied au cul à sa petite misère, pour être fille de la patrie et plus des Patatras, troquer la serpillière contre un uniforme de princesse et se faire siffler dans les casernes. Pour exister enfin un peu. Hors du contrôle incessant et des tiens toi comme il faut de ses parents, ces encombrants qui l'empêchent d'être et de penser, qui sont sa «tumeur de l'imaginaire» qu'elle voudrait s'arracher de la tête.

Angéline n'a jamais vraiment appris à réfléchir, elle ne savait pas que la guerre tue les corps et les âmes. Engrossée d'un haricot, d'un petit pois, des œuvres d'un soldat dont il ne lui reste que le souvenir, Angeline se retrouve matonne à garder les Ca, les ennemis, les Autres, ceux avec qui tout est permis parce que «Ce ne sont que des Ca, on a le droit … Dieu est avec nous». Et elle obéit au Chef qui lui dit de frapper, d'humilier, de briser les os, elle y va à fond, la «fée avec sa matraque». Le soir souvent, elle demande pardon à l'asticot dans ses entrailles sans bien savoir pourquoi, pense au soldat qui l'a laissée et prie pour que les Ca ne viennent pas cadavrer ses rêves. Elle ne comprend pas Angéline, pourquoi soudain on lui dit que ce n'est pas bien d'avoir obéi, d'avoir été une gentille petite fille qui dit oui, pourquoi le Général Juge la jette en prison comme une Carabosse, «Obéir Je ne savais pas que c'était mal, Fais ceci Fais cela, Mets-le toi bien là». Pourquoi ses parents s'indignent «Vraiment on n'est récompensé de rien, On se sanctifie, On se saigne (…) Si j'avais su j'aurais fait des chiens». Elle est toute seule Angéline, elle n'a même plus Silas, le frère qui a fui depuis longtemps les saucisses purée, dans la drogue puis la prison, où il se tuera dans un accès du dégoût qui le drague depuis ses quinze ans, de voir à la télévision sa petite sœur «entre les mains des porcs». Elle est toute seule dans sa cuisine, la naissance de son haricot l'a fait sortir de taule, elle l'a appelé Angéline junior et l'éduque à coups de Mets-le toi bien là. Elle boit des bières et elle ressasse. Elle ne regrette pas, non, elle a fait son travail. «Quand tout le monde fait des choses merdiques, Merdique devient normal»…

La pièce de Blasband nous emmène dans un village de la campagne belge. Une Belgique d'un futur pas très lointain, dans quelques dizaines d'années, où les structures administratives et politiques ont explosé –il y a maintenant plusieurs capitales, la médecine moderne est morte, les rebouteux et les sorcières reviennent, les moyens de communication ont disparu, la justice est menée par des juges indépendants qui sillonnent le pays et peuvent condamner à la peine de mort, mais où certains traits sociaux, et pas les plus beaux, semblent s'être exacerbés. Les gens ne s'aiment pas, les querelles de voisinage empoisonnent tout un village pendant des décennies et mènent au meurtre, chacun rêve de s'approprier le bien ou le bonheur de l'autre, on tue des petites filles impunément parce qu'elles ne sont pas de «chez nous», tziganes, arabes ou «flamindes». On ne parle que pour se protéger ou pour décrier un voisin honni pour des raisons obscures et depuis longtemps oubliées. Devant l'injustice et le mal, on se tait. «N'y a t-il personne que cette situation révolte?», répète le petit juge comme une incantation. Il a été appelé pour une histoire de barrière entre deux terrains, il devra user de subterfuges pour pouvoir enquêter sur le viol et le meurtre des sept petites filles dont personne ne veut parler. Il est têtu le juge et reste un an dans ce village, à interroger tout le monde, même les vaches et les fantômes, à creuser dans les petites haines médiocres, à résister aux pressions des autorités communales. «Classez l'affaire. Forcez votre âme. Forcez votre conscience. Combien voulez-vous?» Il goûtera de la bière bleue mythique, celle qui révèle le Mal et les ignominies qui couvent en chacun, et qui a ravagé les esprits du village. Il trouvera les coupables, le juge opiniâtre : notables, propriétaires terriens, garde-chasse. «C'est de cela qu'il s'agit, finalement : de bière, d'argent et de terrains». Il fuira ces gens qui ne lui pardonnent pas d'avoir fait justice pour les pauvres, les flaminds, les pouilleux –«Ces pauvres que tu as défendus depuis un an, ce n'était que de la vermine ! Des voleurs de pommes de terre ! Des bouffeurs de racines et de champignons!»-et d'avoir détruit l'ordre des puissants lamentables. La pièce est un peu facile, parfois, presque caricaturale. Mais un souffle indéniable de vécu y plane…

 

Stanislas Cotton, Si j'avais su j'aurais fait des chiens, Carnières-Morlanwez, Lansman éditeur, Coll. "Nocturnes Théâtre", 2005

Philippe Blasband, Les Témoins, Bruxelles, Éditions Hayez et Lansman éditeur, 2005