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Critiques de livres


Jacques Crickillon
À Kenalon II
Châtelineau
Éd. Le Taillis Pré
2005
183 p.

Versets à Lorna
par Laurent Demoulin
Le Carnet et les Instants n° 140

En pénétrant dans À Kénalon, long texte poétique du très prolifique Jacques Crickillon, le lecteur, d'abord égaré par des phrases qui semblent se suivre au hasard, commence par se demander où il se trouve. Il est question d'un lieu, sans doute une ville, qui s'appelle Kénalon, puis, très vite, d'une femme liée à ce lieu, Lorna, pour laquelle brûle d'un feu ardent non seulement le locuteur, mais le poète — qui s'exclame dès la page 15 : «Il n'est pas de poème sans Lorna.» Sans doute, la ville en question est-elle imaginaire et utopique, songe le lecteur, qui aura bientôt la confirmation de son intuition. Mais le temps lui aussi est indéterminé : on se croit d'abord plongé dans un passé immémorial puis l'on voit surgir des «troupeaux de bagnoles»…

Comme la signification se fait quelque peu imprécise, le lecteur se laisse guider par la musique des mots, qui s'appellent les uns les autres au gré de calembours («lire» et «tirelire») ou de paronomases («sablez» et «sabre»). A quoi s'ajoutent les très nombreux néologismes, pures inventions verbales ou agglutinations, parfois très longues, de termes existants («Sclérosetoutrosemplacentamadélicatemaman»). Le rythme happe également le lecteur, rythme incantatoire, lyrique, forcené. Les phrases, tantôt brèves, tantôt longues, reviennent volontiers sur elles-mêmes, reprenant les mêmes mots. Peut-être le rythme est-il généré également par la disposition originale du texte : la page présente une succession de courts paragraphes séparés par des espaces, de sorte que la poésie de Crickillon s'apparente à un intermédiaire entre le poème en prose et le vers libre, un peu à la manière du verset claudelien.

En avançant dans le livre, le lecteur comprend de mieux en mieux sa signification profonde. Des fils de sens se tressent entre les thèmes de la ville imaginaire, de l'amour fou, de l'écriture et du sacré. Il est souvent question de Dieu, d'âme, de prière, de saints livres et apparaissent ça et là un prêtre Jean, un griot, un imam et les bonnes sœurs du carmel de Kénalon. Cependant, Crickillon évoque aussi Nietsche. Et Dieu, qualifié de «Dieu de l'Après-Dieu», n'est, dans un passage, qu'un vieil homme. Quant à la mort, elle est présentée comme une fin absolue sans possibilité d'au-delà : «Chaque jour est violet d'un service funèbre. Quoi, là-haut, t'accueillerait?» Par conséquent, la référence à la religion n'entraîne aucune révélation, aucune certitude : «Rien pas / De réponse pas de clé pas signe pas piste seulseulseul avec cette solitude de la mort qui creuse […]». Le lyrisme de Crickillon est donc porté par une recherche de transcendance à vide, par un désir d'absolu qui ne rencontre jamais son objet. Désir qui se dirige dans toutes les directions, notamment vers la poésie, — car celle-ci est envisagée du côté du sacré : «Qu'as-tu à faire, poète indien, du cirque de la littérature? Alors que nous sommes dans le très haut cirque de Dieu l'inconnu […]».

Cette dernière citation nous amène à une autre piste de lecture : le lyrisme et l'appel à la transcendance fonctionnent aussi de manière négative, en opposition au prosaïsme contemporain, comme en témoignent des passages très enlevés où Crickillon fustige les médias et particulièrement la télévision et son emprise totalitaire sur le monde. La croyance en Dieu est d'ailleurs directement comparée à la foi en un réel moderniste dur et cru : «Oui, Dieu est là, j'y crois comme au béton des mégalopoles». Mais Crickillon qui se plaît à brouiller les pistes, poursuit sa phrase dans une direction opposée : «j'y crois comme au béton des mégalopoles, au crapaud chantant sur son reflet d'eau verte, à la fleur la plus fragile, à mon amour fou de Lorna […]». L'amour, contrairement au béton, est lui aussi lié au sacré. Il s'exprime parfois en termes bibliques : «Dites seulement une parole, ô parole de Lorna […] et la mort refermera les portes à Kénalon.» Aurait-il le dernier mot? Ce n'est pas certain. S'il est omniprésent et s'il correspond aux moments euphorisants de cette quête d'absolu, il ne semble offrir que des résolutions momentanées de la tension lyrique, car le poème repart toujours et se postule lui-même comme infini : «Peut-être le livre devrait s'achever. Est-ce qu'on finit jamais votre livre?», lit-on à plus de cinquante pages de la dernière phrase du texte, qui s'achève d'ailleurs par les mots «fin provisoire»…

Jacques Crickillon, auteur de plus d'une trentaine de livres allant de la poésie au roman en passant par la critique littéraire et l'essai, nous livre avec À Kenalon une méditation poétique profonde, sincère, ouverte, portée par une écriture à la fois florescente et maîtrisée.