pdl

Critiques de livres


Pascal DURAND
Crises. Mallarmé via Manet
Louvain
Peeters
1998
270 p.

Tout un paysage dans une fève

L’intelligence, me semble-t-il, s'em­ploie à opérer des rapprochements inouïs. Tels celui qu'effectué Pascal Durand 1 dans un volume fort élégant : entre « The Impressionists and Edouard Manet » (texte publié en anglais par Mal­larmé en 1876) et « Crise de vers » (1897). Où la relation écrivain-peintre apparaît sin­gulièrement « porteuse de signification ». Parallèles saisissants : exclu du Salon offi­ciel, Manet organise une exposition privée et recourt aux galeries d'art — exclu du Parnasse, Mallarmé publie « L'après-midi d'un faune » chez un éditeur d'obstétrique ; Manet pratique « l'auto-effacement du sujet qui peint » — Mallarmé la « disparition élocutoire du poète ». Ou : d'une crise l'autre : celle de la représentation dans le champ pictural ; celle de la légitimation dans le champ poétique. De quoi alimenter cette « contribution à l'histoire sociale des formes esthétiques et des discours sur ces formes ».

Les deux textes sont ici donnés intégrale­ment à lire, et commentés ligne à ligne par un sociologue de la culture flanqué d'un philologue, qui nous donnent à voir, comme les moines évoqués dès l'entame du S/Z de Roland Barthes, « tout un paysage dans une fève ». C'est dire que ce commen­taire est érudit, certes, gonflé de notes de bas de page, traversé ça et là de quelques co­quetteries universitaires, exigeant mais très balisé, quand les doubles et parfois triples lectures multiplient les éclairages pour se re­lancer l'une l'autre. Je souhaite en donner deux exemples.

Le premier : scrutant le célèbre portrait de Mallarmé par Manet (le poète au cigare — 1876, au Musée du Louvre), Pascal Durand y devine la posture double, au plan esthé­tique, du poète : « alliant hypercorrection et dérapages syntaxiques, tournures hypertextuelles et tours conversationnels », s'avérant de la sorte écrivain paradoxal, à l'instar de Manet peintre paradoxal désigné par l'oxymore : « révolutionnaire réservé ». Le se­cond : s'interrogeant sur la signification du cadre à l'intérieur duquel s'inscrit le tableau impressionniste, et rappelant le conseil de Mallarmé selon lequel, dans un poème, il faut retrancher le début et la fin, Durand écrit : « Ici l'image s'institue par prélève­ment d'un élément sur l'ensemble du repré­sentable, qui supprime après coup l'envi­ronnement préalable. Là, le texte, par suppression de sa propre entrée en matière et de sa chute, crispation sur le vif de son sujet ou l'essentiel de son développement. » On voit bien comme l'essai de Pascal Du­rand parcourt d'incessants et patients allers-retours entre tableau et poème, entre peintre et poète : en dévoilant minutieuse­ment, au sein des crises traversées, les stra­tégies de rupture et d'intégration. Pour ce faire, la phrase s'allonge et louvoie d'ajuste­ments en argumentations, de discrets repen­tirs en benoîtes insistances (et ce jusqu'à la révélatrice paronomase : « Exposer le jeu se­rait le faire exploser. ») Le texte critique où Mallarmé, qui ne se veut ni historien objec­tif ni critique impartial, joue pleinement le rôle de passeur, d'exégète et d'intercesseur pour favoriser l'accès à la peinture impres­sionniste, apparaît — c'est le mérite de Pas­cal Durand — comme l'avant-texte où le poète s'interroge sur sa pratique propre. Et se pose la question double, témoin d'une crise désignée comme « toute une patholo­gie du poétique » : « Qu'est-ce que l'être de la littérature [...] et quelle est sa raison d'être ? »

Le « modèle musical » (l'expression semble annoncer la « métaphore orchestrale » chère aux théoriciens de la nouvelle communica­tion, mode in Palo Alto et Philadelphie) dé­gagera une issue à la crise : il faut, estime Mallarmé, transposer la symphonie au livre — autrement dit, user d'un langage non référentiel qui se libère du corset du sens (unique, comme l'intime le code de la route) pour le foisonnement des significations (parce que le rôle du lecteur est capital). C'est condamner du même coup le poème à l'inachèvement ; mais c'est aussi montrer comment « le poète orphelin de la Poésie a déjà fait place au messager du Livre ».

Pol Charles

1. Maître de conférences à l'Université de Liège ; par ailleurs, auteur d'une lecture approfondie des Poésies de Mallarmé (Gallimard, Folio-thèque, 1998), et d'une thèse de doctorat : Le messager du Livre. Genèses de Mallarmé.