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Critiques de livres


Nicolas Crousse
Kartouch
Liège
Éd. Le Somnambule Équivoque
Coll. "Fulgurances"
111p.

Aventures transsibériennes de Candide et Kartouch
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 141

En 2003, Les Éditions du Somnambule Équivoque avaient publié dans la collection "Exaltations" un livre de Nicolas Crousse Voxy Lady, hommage passionné à quinze voix féminines. Aujourd'hui, c'est dans la collection "Fulgurances" que le même éditeur propose le premier roman du même auteur, Kartouch. Et ce n'est pas un hasard. Les noms et de la collection et de l'éditeur conviennent admirablement à la musique de ce texte. Très belge, à plus d'un égard. Très international, à certains points de vues. On pense aux images de Magritte, à ces hommes en complet veston, chapeau et parapluie qui déambulent, le regard absent. Où à ces bonhommes de Folon, masses noires immobiles, qui, péniblement, avec une certaine souffrance, s'arrachent du sol, puis finissent par voler, sans vraiment d'allégresse, parce qu'ils n'ont pas le choix. Mais, Crousse ne s'en cache pas, on peut jouer les références aussi à Don Quichotte, à Pantagruel, à Gargantua. Et dans la manière de raconter l'histoire, avec des introductions brèves qui en disent long, on s'approche du Candide de Voltaire, incontestablement.

Notre premier héros, Robert Dubois, ne s'appelle pas Robin des Bois. Ca, il l'a rêvé, juste rêvé. Il est redresseur d'impôts et non redresseur de torts. Il ne s'envole pas, il prend le train. Pas comme un navetteur : il habite Bruxelles, non loin de son ministère. Comme un fuyard, il voudrait être un poète qui rompt les amarres et cherche la liberté des mots à travers la liberté des sens. Robert Dubois a fort à faire pour rêver sa vie. Le ministère, le jour, le salon de musique en sous-sol, la nuit. Il aimerait que «de pathétique sa souffrance devienne clinique», il aimerait plonger d'un bond dans les abîmes existentiels. Mais, tous les jours, il prend jusqu'au 7e étage l'ascenseur du grand immeuble de la rue de la Loi, joue les courtisans avec ceux qu'il faut courtiser et limite à quelques jeux de mâchoires et simulacres de poignées de main les manifestations de sa vie sociale. La nuit, il boit des liqueurs, des douces et des sirupeuses comme la voix d'un barde dépressif qu'il aimerait parfois imiter. Vouloir être à la fois fonctionnaire et poète tragique, est-ce bien raisonnable?

Le héros mort-vivant va s'arracher à la grotesque Bruxelles pour se fondre dans l'anonymat du mythique parcours du transsibérien : un long, très long voyage au bout de sa nuit…

Qui a réveillé le cadavre qui se momifiait tranquillement dans le salon de musique, qui l'a jeté sur les routes? La musique symphonique, celle de Dvorak, bientôt suivi par Enesco, Chostakovitch, Korsakov, Rachmaninov, la musique qui s'échappe de l'appartement voisin. L'appel du Grand Est. La slivovice sur glace remplace le sirop. Le Transsibérien, le mythique monstre d'acier emporte Robert Dubois le candide vers le lointain Orient. En exergue du livre, Cendrars nous prévient : «Et tous les trains sont les bilboquets du diable.» Crousse renchérit : l'aventure sera diabolique. Kartouch débarque dans la vie du fonctionnaire falot. La Russie démesurée l'entraîne dans la démesure. Kartouch est son destin : un géant alcoolique, dandy autant qu'animal, chaman, voleur, généreux, tendre, séduisant, fou, mythomane, qui, lui, vit sa vie avec une intensité jouissive par tous les pores de son immense carcasse. La confrontation est brutale.

Nicolas Crousse raconte aussi bien les petits détails sordides de la vie de bureau que les grandes échappées dans les paysages sibériens, les délires surnaturels, les aventures épiques de deux héros à la rencontre improbable. Il les regarde vivre avec une certaine distance très tendre, un peu comme un entomologiste amoureux des insectes dont il observe les ébats.

Combien de morts-vivants aimeraient-ils vivre la rencontre avec un semblable destin?