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Critiques de livres


Francis DANNEMARK
Dans les jardins mouillés
Cadex éditions
1995
30 p.

Allez, c'est un blues

Excusez-moi, ça ne m'arrive pas souvent. Mais d'être là, au bout d'un livre, et de voir la mer comme je la voyais, enfant, au fond du jardin où ce n'était que de l'herbe, des clôtures, des arbres et encore de l'herbe à l'infini, avouez qu'il y a de quoi être estomaqué. On a beau se dire que ça n'est pas vrai, que la nuit derrière la vitre dort bel et bien au milieu des petites lumières du village comme un mort qu'on veille, et que la mer mouille à des centaines de kilomètres d'ici, loin derrière les collines ; on a beau se répéter cela, que ce n'est qu'une illusion, il y a quelque chose en soi, Dieu sait où, qu'on sent bouger et, pour peu qu'on se laisse faire, qu'on entend chantonner. Si ce n'est pas la mer, en tout cas ça en a le balancement et la respiration. Alors, se fendre là-dessus d'un article vous semble tout à coup d'un incongru insup­portable.


Francis DANNEMARK
La tombe d'un jeu d'enfant
Cadex éditions
1995
68 p.

Du reste, à lire Dannemark (car c'est bien de ses deux derniers livres qu'il s'agit : Dans les jardins mouillés et La tombe d'un jeu d'enfant), on se dit que, pour en parler vraiment, il n'y a pas deux solutions : il faut prendre sa voiture la nuit et rouler sous la pluie sans avoir où aller, simplement rouler jusqu'à l'aube qui toujours, à son lever, ressemble à la mer. On se dit aussi qu'il n'y a pas deux personnes pour en par­ler comme il faut : il y a Dannemark, Fran­cis pour les intimes, un point c'est tout. On me rétorquera que, à première vue, la recette vaut pour tous les auteurs. A pre­mière vue, oui. Parce qu'on finit quand même, après, par se débrouiller, et c'est par­fois meilleur que l'original. Mais Danne­mark fait partie de ces irréductibles à la recension, qu'on range d'ordinaire parmi les poètes, ces empêcheurs de critiquer en rond. Ce qu'ils écrivent a rarement la car­rure des bocaux sur quoi coller l'étiquette ad hoc sans se tromper. On est bien embar­rassé. Pas d'histoires bien ficelées, de drame philosophico-lyrique, pas de faits sanglants, juteux, d'arrière-plan politique, d'enjeux métaphysiques ; ni vers tirés à la ligne, ni glose rassurante, alors quoi ? Ce qui ne se raconte pas mais qui parle de source, comme la pluie sans effort, un bout de plage abandonnée, le mot « île », un visage de femme, un nom perdu dans le diction­naire, tout, rien, ce qui s'effiloche, s'ef­fondre, s'en va, revient dans la voix, embue les yeux. « Le nœud dans un foulard », en somme, mais pas pour se souvenir, non : pour oublier. Oublier qu'on attend sans sa­voir quoi, en se demandant si le monde est vraiment un endroit où il faut aller vivre.

Vous l'aurez compris, avec Dannemark, ce qui compte ne fait pas ronfler la calculette. C'est un mouvement du cœur qui passe sous les phrases, les vers, et les anime. Il y a chez lui une musique qu'on n'entend pas : qu'on ressent. Nostalgique et répétitive comme une vieux blues, elle surprend à chaque fois ; câline et moqueuse comme le vent qui passe, elle décoiffe les clichés et soulève les robes du présent où, fugitive, la beauté tremble d'être nue. Voilà. Si vous êtes, vous aussi, à la recherche de la mer d'enfance, lisez Danne­mark. Vous la retrouverez jouant dans les jardins mouillés de partout, à cette sorte de jeu dont nous sommes toujours, au fond, la tombe, peu ou prou.

Guy Goffette