Questions de regards
Après s'être attachée, dans Nous deux, aux relations subtiles d'une mère et de sa fille, c'est à la figure d'un père que Nicole Malinconi consacre Da solo, son dernier roman, comme s'il s'agissait de combler les vides de la mémoire familiale. Le récit commence juste après la mort de l'épouse, quand le sentiment d'être arrivé au terme engage l'afflux des souvenirs. Tout s'égrène alors et se déroule, de manière souvent imprévisible, depuis les heures chaudes d'une jeunesse italienne jusqu'à l'errance propre aux employés d'hôtels et à la fixation en Belgique, résumant la lente acceptation de la stabilité. Malinconi, fidèle à son art de l'empathie, a composé ici un monologue bouleversant, qui embrasse au plus intime la musique du narrateur. La syntaxe, le vocabulaire y traduisent fidèlement les hésitations et les balbutiements, les élans, la révolte et le désespoir du antihéros de Da solo. A aucun moment on ne parvient à faire de ce livre une lecture vraiment silencieuse.
La question du langage — qu'on l'ait reçu en héritage ou qu'on décide de se l'approprier — est d'ailleurs cruciale dans ce roman qui est aussi l'histoire d'un exil. On part un jour, mu par l'inexprimable désir d'aller au-delà, on quitte l'opacité des habitudes pour s'installer dans une langue, un pays qui ne se départiront jamais tout à fait de leur caractère d'étrangeté. Finalement, on ne sait pas si on a bien fait. Mais on cesse de s'en inquiéter. Nicole Malinconi rend hommage à cette aventure comme une fille regretterait d'avoir trop longtemps ignoré la témérité et la mélancolie de la figure paternelle : « Car maintenant, les visites de Lisa nous servent, à elle et à moi, pour parler d'avant, du passé, de beaucoup de choses du passé qui n'ont pu se dire ni se vivre quand elles devaient, de comment, dans le passé, le père et l'enfant étaient comme empêchés d'être père et enfant, de comment l'empêchement faisaient d'eux des étrangers, et de la douleur que cela faisait au père, et de comment elle comprit, plus tard, que c'était une douleur pour elle aussi. »
Le père de Da solo engage ainsi, de regrets en menus espoirs, d'obligations quotidiennes en pensées « défavorables », une réflexion sur le temps qui s'écoule. Il jauge ce qu'il a pu gagner, au fil des renoncements, et la profondeur de la blessure que ces derniers lui ont causée. Ce furent la belle Nina, la ville de Dresde, un stylo, un Borsalino, et un ouvrage enfermé dans l'armoire de sa mère (« La divina commedia » de Dante Alighieri), que sa famille et la guerre l'ont empêché d'apprendre à lire. Pourtant, Da solo en est la preuve, un savoir est passé. Le vieux père, auquel il avait été refusé, a fini par le transmettre.
Chez Malinconi, chaque détail, soudain découvert par un regard inédit, possède l'heur de révéler l'univers, chaque geste recèle le secret d'un destin. Une philosophie faite d'attention, de disponibilité, d'une certaine humilité se construit au fur et à mesure que se répètent les infimes devoirs du quotidien, et nous oblige à redéfinir notre propre vision du monde. Quelque chose se sera modifié, dans la façon de saisir une tasse, d'ôter un vêtement, d'observer une tache d'humidité sur un mur, et la vie en sera transfigurée.
Ainsi celle du vieux père de Da solo, ainsi celle des personnages des soixante nouvelles du dernier recueil de Malinconi, Rien ou presque : une tempête dans un verre d'eau, un bruissement de feuillage ravivant la mémoire, la volonté inexplicable d'aller au-devant d'un sourire. Sans afféterie et presque sans lyrisme, de grandes révolutions s'opèrent, qui jamais ne négligent ni ne trahissent les plus simples donnés de l'existence humaine. Tout cela parce qu'un œil, brusquement et peut-être gratuitement, s'est dessillé... « On pense qu'on aurait pu voir ça au commencement, dès notre hasardeuse venue, notre aveuglante sortie au dehors du ventre qui nous portait, dès le souffle brûlant qui nous fit nous déplier de l'intérieur et crier et mettre sur toute chose des mots convenus et parler une langue. »
Françoise Delmez