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Critiques de livres

Pierre Debauche
Les Sensations insolentes
Limoges
Éd. Le Bruit des autres
2006
115 p.

Poétique du théâtre
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 146

Le nom de Pierre Debauche ne dira sans doute rien au grand public. Et pourtant cet homme discret, né à Namur en 1930, est une référence majeure dans le monde du théâtre. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un coup d'œil à sa biographie : acteur, auteur, metteur en scène, professeur d'art dramatique, il a fondé et dirigé plusieurs théâtres (dont, en 1965, celui des Amandiers, à Nanterre). Il a également créé des compagnies théâtrales et est à l'origine de nombreux festivals un peu partout en France. Si son rayonnement a été considérable, il a en revanche peu publié : un recueil de poèmes (Les Fiancées de Balthazar, 1989) et une pièce (Le Vol nuptial des mouches mâles sous les lustres, 1990) chez Actes Sud, une autre pièce aux éditions Le Bruit des autres (Flandrin, acteur, 2002).

Deux nouveaux livres paraissent aujourd'hui chez le même éditeur sous le label «poésie». Et si la forme est en effet celle du poème libre (sans majuscules ni ponctuation, car, écrit-il, «la ponctuation et les majuscules / créent des hiérarchies / des grades / et sans qu'on comprenne / ce qui nous arrive / on se retrouve dans l'armée / ou dans la police / au garde-à-vous / l'œil incertain / rattrapé / par les signifiants / d'une invraisemblable bourgeoisie»), ils débordent, et de loin, les limites du genre.

Pierre Debauche
La Danse immobile
Limoges
Éd. Le Bruit des autres
2006
106 p.

C'est particulièrement vrai du premier, Les Sensations insolentes, tout à la fois art poétique, précis de dramaturgie, déclaration d'amour aux acteurs, hommage aux grandes figures théâtrales et à ceux qui les ont créées, traité subjectif de politique et de philosophie. Sous-titré « vingt-six poèmes pour les acteurs » – autant qu'il y a de lettres dans l'alphabet –, ce livre éclaire sous ses différentes facettes l'art complexe du comédien. Les contraintes du récit : «gardons de même / le double cap de la précision et / de la complexité / trop de limpidité / meurtrit autant le récit / que trop d'intériorité // […] et que la vitesse du récit / ne cache pas la vérité du détail / ni l'essence d'une parenthèse / et que la vérité du détail / n'alourdisse pas ce qui s'ensuit.» Le rapport de l'acteur à son personnage : «ne mélangez pas la culture de l'acteur / à celle du personnage / les garder distinctes / permet de bonnes décisions.» La sensibilité aux enjeux du temps : «certaines longueurs d'onde / doivent être racontées / qui sont notre façon de vivre // une certaine idée de la dignité / veut s'exprimer / même si les faits / ne nous donnent pas encore / raison.» Le théâtre comme nécessaire contrepoids au monde : «il y a ce moment où / le simple bon sens a tellement disparu / qu'il faut inventer des pertes d'équilibre / pour compenser // mille personnes silencieuses / dans une salle / c'est déjà une sacrée perte d'équilibre»… On voudrait tout citer de ce livre qui, sous la forme économe et incisive du poème, en dit plus long que bien des ouvrages didactiques. Autant que par l'intelligence du propos et l'acuité du regard, il nous touche par son écriture, dépouillée et pourtant subtile, allusive et pourtant précise. Une écriture tout simplement belle, et par conséquent juste, qu'un mot pourrait résumer : l'élégance – non seulement celle du style, mais celle de la pensée et du cœur.

Le second livre, La Danse immobile, se présente en deux parties, chacune composée, comme pour le précédent, de vingt-six poèmes numérotés de «a» à «z». Il ne parle pas de théâtre, même s'il y fait quelquefois référence, mais de la vie, de l'amour, du monde comme il va, et surtout comme il ne va pas. C'est un livre de révolte, qui dénonce l'injustices, la bêtise, la lâcheté, qu'elles soient les nôtres ou celles des puissants qui nous gouvernent. Y rôdent les fantômes d'Auschwitz et d'Hiroshima, tels des personnages qui se tiendraient au fond de la scène (celle du théâtre, celle de l'Histoire), témoins muets de ce qui s'y joue et de ce qui s'y dit. Si parfois le cri de révolte se fait un peu trop explicite, comme dans le long poème intitulé «ils-nous», le plus souvent il reste mesuré – une mesure où n'entre aucune timidité, mais plutôt la conscience que, selon la formule de Bresson, «l'émotion s'obtient par une résistance à l'émotion». Poésie profondément politique donc, si l'on veut bien se rappeler que le politique ne se réduit pas à la politique. Mais aussi poésie profondément sensuelle, qui célèbre la beauté du quotidien, antidote au malheur du monde, en une langue à la fois puissante et retenue, «une parole singulière», comme l'écrit Marc Delouze, «parfois légère comme un murmure saisi en bord de scène, parfois d'une force et d'une intensité à couper le souffle» : «construis tes paradoxes sur une fourmilière / et l'odeur t'aidera / démonte l'usage comme un petit garçon / son camion en plastique jaune / tue le bon goût avec un chassemouches / de chef océanien / comprends les langues que tu ne parles pas / rythme ton élan avec de l'épilepsie contrôlée»… Deux livres denses, indispensables, comme on aimerait en lire souvent.