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Critiques de livres

Daniel De Bruycker
Couper ici
Châtelineau
Éd. Le Taillis Pré
2005
256 pages

LPoésie métaphysique
par Laurent Demoulin
Le Carnet et les Instants n° 143

Et pourtant nous le savons que le temps passe. Nous le savons que nous allons mourir. Mais au jour le jour nous l'oublions et, quand un événement subit ou une pensée inattendue nous le rappellent, notre surprise nous plonge dans un état d'esprit particulier : c'est de cet état d'esprit (disons, métaphysique) que relève Couper ici, recueil de poèmes patiemment composé par Daniel De Bruycker.

Comme il s'en explique en fin de volume, l'écrivain (connu surtout pour son œuvre de romancier grâce à Silex, qui a lui a valu le prix Rossel en 1999) a rassemblé ici une quarantaine de poèmes écrits (et pour la plupart souvent réécrits) au cours des vingt-cinq dernières années. Il n'est satisfait d'aucun d'eux et leur juxtaposition en un livre ne lui paraît pas non plus mériter le statut d'ouvrage définitif. Mais voilà : il est nécessaire de s'arrêter un jour et de dire «couper ici». Le résultat, De Bruycker, le souligne également lui-même, est quelque peu disparate quant aux techniques d'écriture et au ton, qui varient d'une page à l'autre. Toutefois, s'il m'est permis de rassurer l'auteur, ce caractère chamarré, qui dans d'autres circonstances pourrait s'avérer en effet regrettable, donne ici au contraire une grande force au propos. Comme l'ensemble bénéficie d'une véritable cohérence, l'aspect pluriel de la forme fonctionne à la manière des variations sur le même thème en musique. Et le temps et la mort étant par nature indicibles (particularité qui est elle-même thématisée par De Bruycker), le principe des variations semble précisément voulu par le sujet traité.

Le recueil étant aussi épais que riche, il ne me sera pas possible d'en décrire toutes les facettes. Contentons-nous de dire que les premières sections sont sans doute plus ludiques, plus primesautières que les suivantes. Les vers libres y alternent avec les vers rimés et ceux-ci sont le plus souvent très courts et impairs, ce qui produit une musique légère et quelque peu grinçante. Certains poèmes portent un récit un peu absurde, d'autres sont construits sur de nombreuses adresses au lecteur et débouchent sur des paradoxes temporels. De Bruycker joue également avec les signifiants comme dans ces vers paronomastiques : «Et plus le temps passe, / plus l'espace s'étend. / Et plus s'étend l'espace, / plus s'espace le temps.» La mise en page participe aussi à la poétique de Couper ici : dans un poème intitulé «Continuum II», les vers sont disposés en deux colonnes (l'une consacrée au temps, l'autre à l'espace) de telle façon qu'il est possible de lire le texte ligne par ligne (en passant à chaque vers d'une colonne à l'autre) ou bien colonne après colonne.

Ces caractéristiques ne disparaissent jamais tout à fait (quelques calligrammes se glissent dans les dernières sections), mais elles s'atténuent au fil des pages, le recueil gagnant en sagesse, en gravité, en mystère. De Bruycker se fait plus intertextuel aussi et – détail amusant à souligner – ses références sont soit très proches, soit exotiques : il cite en effet des auteurs belges vivants (Lambersy, Moreau, Bauchau, Tordeur) ou des Tchèques, des Japonais, des Anglais, à moins qu'il ne fasse appel à des connaissances ethnographiques – la littérature française ne jouant aucun rôle dans son univers bigarré. La grande référence, qui surplombe tout le recueil, est en tout cas argentine : c'est Borges. Sa présence est explicite dans le poème final qui le voit écrire au sujet du poète juif Hladík, les mises en abîme successives se combinant de façon magistrale. La finale de ce poème peut sans doute être considérée comme la conclusion de ce recueil beau et fort – même s'il s'agit d'une conclusion ouverte : «À ce point, Borges soudain se rappelle, / Voyant la lune au ciel, sa page inachevée, / Sa plume qui attend, qu'en cette heure éternelle / Rien ne peut prendre fin, à moins de relancer / Le temps, le temps vivant, le temps cet assassin. / Et brusquement rassemblant ses pensées éparses, / Borges, gaiement, saisit sa plume et note enfin : / "Jaromir Hladík mourut le vingt-et-un mars, / À six heures et deux minutes du matin."»