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Critiques de livres


Evrahim BARAN
De ce côté du mur
Maelstrom éditions
2003
155 p.

En quête d'eux-mêmes

 De ce côté du mur est le deuxième ro­man d'Evrahim Baran, Iranien réfu­gié en Belgique depuis une petite vingtaine d'années. Ce livre parle de l'exil, géographique autant qu'intérieur. Fuite de soi et quête d'humain dans un conte où se mêlent la saveur d'accents bruxellois et des senteurs de parabole orientale. Madame Faux a septante-cinq ans. Cinq fois veuve en douze ans, elle considère les hom­mes comme des tiques difficiles à éliminer dont il vaut mieux ne pas s'encombrer plus de quelques jours. Elle butine donc avec avi­dité à tous les continents, et n'a qu'un seul regret, celui de n'avoir pu passer ne fût-ce qu'une nuit avec un Chinois. Le quartier la dit folle. Elle a juste la méchanceté un peu pathétique de ces vieilles, désespérément seules. Une fois par semaine, elle rompt sa solitude en la joignant à celle d'autres vielles dames indignes, autour d'un jeu de bridge et de confidences grivoises. Puis vient Ali, qui s'installe dans l'apparte­ment que Madame Faux a mis en location au-dessus du sien. Il n'est pas Chinois, mais presque : Iranien, 25 ans, égaré, seul et beau comme un prince des mille et une nuits (ou comme André Agassi, affirmera l'une des joueuses de bridge, friande de manieurs de raquettes). Et Madame Faux tombe amou­reuse, vraiment, éperdument. Dangereuse­ment, pensent ses comparses de jeu, argu­mentant qu'à leur âge il leur est impossible de susciter de vrais désirs avec « la pantoufle noire usée qui nous tient lieu de sexe ». Si les numéros de Greta Garbo sur le retour de Madame Faux laissent « Ali chéri » per­plexe, la façon dont elle lui caresse les che­veux pour l'endormir, lui apprend à parler sa langue, lui fait lessive et repas, le feront chavirer au souvenir d'une mère abandon­née pour qu'elle ne meure pas de chagrin s'il était arrêté. « Je fais ce que tu as tou­jours voulu maman » lui avait-il dit en par­tant. « Je vais sauver ma vie. Je vais redeve­nir un homme simple et médiocre et je m'agripperai à la vie que tu m'as offerte. » Et puis Ali chéri n'a rien d'une tique. Il vit sa solitude en comblant celle de Mme Faux, qui ne mesure pas l'ampleur de la détresse de celui qui se voit comme « un charbon dans le désert », qui ne croit plus en rien ni en personne et pour qui « espérer le bien dans ce monde immonde, c'est comme avoir un charbon rouge dans la main ». Pour Madame Faux, la disparition soudaine d'Ali est une perte insoutenable. Sa quête ef­frénée de l'envolé la mène à s'apprendre, à voir les changements que son ouverture à un autre ont provoqués. Elle qui avait passé en secret des nuits en larmes, à « supplier le Seigneur de la faire aimer par les autres » découvre qu'elle peut aller sans hargne vers le monde, qu'elle peut en être aimée. Une solidarité nouvelle s'installe avec les joueuses de bridge, les pen­sionnaires d'une maison de retraite, les chauf­feurs de taxi collègues d'Ali qui se mettent à le chercher ensemble, sans doute pour mieux se trouver. Ali absent, son histoire s'ouvre et se raconte. Une fois déchu le tyran qu'il combat­tait, il se trouve face à lui-même, « un monstre invincible ». « Notre homme s'était battu contre le mammouth et maintenant dans sa caverne il se penche sur lui-même. » Et ne sait que faire de ce lui, sinon changer de vie, fuir femme, ami, mère, « emportant dans sa besace la fragilité d'un rêveur ». Rêves qui ne résiste­ront pas aux coups de l'exil dans cette Europe qu'il avait fabulée « pour assouvir son propre sentiment d'infériorité ». Il découvrira vite que la procédure d'asile, puis son statut d'immigré le mènent inexorablement vers la marginalisation, puis vers la destruction. Lui à qui une éducation po­licée a appris à ne pas rendre les coups fi­nira par y succomber. « Ce n'est pas la vul­garité de certains qui m'exaspère le plus maintenant, ni même la grossièreté de leur comportement en me traitant comme une serpillière. C'est toi, 'pa. C'est toi que je maudis pour m'avoir mis au monde et fait de moi un être mou et sans consistance. » Une écriture pleine de tendresse et d'hu­mour, une sorte de fable qui s'articule au­tour d'un conte oriental, une histoire d'amour, tragique évidemment, comme sa­vent l'être les contes et la vie, et dont la clé se donne en fin de récit : « II est vain de vouloir capturer le vent. » Même si le roman pèche parfois par une certaine naïveté, on n'en reste pas moins doucement ému.

Laurence Vanpaeschen