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Critiques de livres


Patrick Declerck
Le sang nouveau est arrivé. L'horreur SDF
Paris
Gallimard
2005
93 p.

La voix tue
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 141

En 2001, Patrick Declerck, philosophe, anthropologue et psychanalyste, publiait dans la célèbre collection «Terre humaine» un ouvrage-somme, aujourd'hui réédité en livre de poche, sur l'errance et la désespérance des clochards de Paris(1). S'appuyant sur une expérience de plus de quinze ans passés à les côtoyer, à les écouter, à les aider, il y faisait, dans un style très vivant, le portrait sans complaisance de leur vie de misère. Le genre de lecture dont on sort bouleversé, ébranlé dans ses certitudes, questionné dans son indifférence.

Il publie aujourd'hui, sur le même sujet, un livre de dimensions plus modestes et d'une tonalité quelque peu différente, ainsi que l'annonce sans détour le titre-choc : Le sang nouveau est arrivé. L'horreur SDF. Aux descriptions et analyses ethnographiques fouillées du précédent, succède un essai au vitriol, un pamphlet d'une rare virulence. Comme tout genre, le pamphlet a ses règles et ses limites. On n'en attend pas qu'il donne des solutions, mais qu'il cerne les problèmes, qu'il appuie où ça fait mal. Et si possible qu'il le fasse de manière énergique. Pour cela, on peut faire confiance à Patrick Declerck. De l'énergie, sa prose en a à revendre : c'est qu'il est aussi un véritable écrivain, dont le style rageur n'est pas sans évoquer celui de Céline.

La première partie de son livre est un tir à boulets rouges contre des cibles multiples. Contre les organisations de bienfaisance. Contre les jeux télévisés, pour lesquels l'humanitaire n'est qu'un simple alibi. Contre les «esthètes de la misère» qui se donnent un supplément d'âme en venant se frotter quelques instants aux plaies de l'humanité (on aura reconnu, sans qu'ils soient nommés, BHL et quelques autres). Contre la morale judéo-chrétienne, qui s'obstine à pérenniser l'image d'un pauvre du Tiers monde heureux dans son dénuement, par opposition au riche Occidental qui crève d'ennui au milieu de son confort (ici c'est sœur Emmanuelle qui est visée, et d'ailleurs nommée, moins dans son action sur le terrain que dans les idées véhiculées par ses livres et ses apparitions médiatiques), etc.

Certes il y a, dans ce jeu de casse-pipes, quelques facilités dont on se dit qu'on aurait pu faire l'économie. Mais oublions les outrances, et venons-en aux pages où, vers le milieu de ce livre sans véritable plan – tant il est vrai que dans l'univers de la misère tout se tient –, nous sont proposés deux exercices pratiques, sorte de parodie de l'ascétisme chrétien : dormir (essayer de dormir) l'hiver, sur un simple morceau de carton, dans une pièce carrelée et non chauffée ; et déféquer (essayer de déféquer) en pleine ville, de jour comme de nuit… La description des difficultés et des risques liés à ces deux activités élémentaires est d'une pathétique drôlerie. Elles sont pourtant le lot quotidien de tous ceux qui vivent à la rue.

À partir de là, Patrick Declerck enfonce le clou. Et tord le cou à quelques idées toutes faites. Non, il n'y a pas de libre-arbitre pour les SDF. On ne choisit pas de devenir SDF plutôt que nanti, de même qu'on ne choisit pas de devenir «mineur de fond plutôt que proctologue» ou «alcoolique plutôt qu'héroïnomane». La volonté en ce domaine n'existe pas, elle est une invention d'«humanistes crétinisés» : «Qui peut un instant soutenir que l'on ne guérisse pas parce que l'on ne veut pas guérir? Qui ose l'odieuse et désinvolte injure de penser, un instant, que l'on vit à la rue parce que l'on veut cela ? Parce que l'on aime cela?» C'est pourtant sur cette fiction que repose tout l'édifice de la réinsertion socio-professionnelle, ce fantasme administratif qui consiste à croire que passé les soins de première urgence, un nombre significatif (mais jamais chiffré) de SDF vont pouvoir réintégrer la vie «normale». C'est là compter, n'en déplaise à sœur Emmanuelle, sans la dépression et l'alcoolisme, pathologies lourdes qui touchent la plupart d'entre eux, et face auxquelles les moyens proposés, en temps et en qualité, demeurent dérisoires. Et de dénoncer les mesures qui n'en sont pas, les institutions et les législations chroniquement inadaptées…

Face à ce sombre constat, existe-t-il une parade ? La fin du livre en propose une, une seule, la seule peut-être qui puisse être proposée : «Un revenu minimum d'existence, à vie et sans questions, enquêtes, réserves ou contreparties aucunes. […] Le droit de survivre pour nulle autre raison, justification, compétence ou légitimité que celle, tout simplement, d'être.» Sans doute l'idée n'est-elle pas neuve, ni sa mise en œuvre évidente. Mais elle n'en mérite pas moins d'être reconsidérée. L'objet, peut-être, du prochain livre de Patrick Declerck? Méditons, en attendant, la leçon de celui-ci : elle en vaut largement la peine.


1. Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. Terre Humaine, 2001 (rééd. : Pocket, 2003).