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Critiques de livres

Frans De Haes
Les pas de la voyageuse, Dominique Rolin
Bruxelles/Loverval
AML/Labor
coll. "Archives du futur"
2006
265 p.

Une révolution permanente
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 147

L'univers romanesque de Dominique Rolin est d'une richesse et d'un volume considérables. Régulière dans sa production et sa publication, l'auteure y évoque le plus volontiers et de manière quasi obsessionnelle sa propre personne, sa famille, ses amours, confondant les enjeux d'une vie et d'une œuvre, à quoi s'ajoute un goût certain pour la variation sur un même thème. Le paradoxe «irrésistible», selon elle, consiste à capter n'importe quel aspect de ses affects, vécu ou fantasmé, et son contraire, comme le rappelle Frans De Haes dans son essai, Les pas de la voyageuse, lui qui se révèle le meilleur connaisseur qui soit de l'œuvre et de l'écrivaine, sans doute aussi de la personne qu'il a rencontrée souvent et avec laquelle il a eu de nombreux entretiens. Il n'est donc pas étonnant qu'il nous propose la synthèse de tout ce qui peut se lire, se comprendre, s'apprendre et même se deviner du phénomène rolinien. C'est peu de dire qu'il offre un panorama complet de l'œuvre et des circonstances de sa production. C'est sur ce fond incomparable d'une emprise totalisante qu'il peut organiser un exposé en réseaux plus qu'en thèmes, tant il démontre à partir de la permanence de motifs et de leur exploitation quelle cohérence peut se définir à travers des liaisons imprévues. Ainsi, il était bien nécessaire d'étudier, pour un écrivain de ce type, l'évolution de son jeu avec l'autobiographie comme il s'avérait impératif de faire comprendre combien, pour Rolin, la vie et l'œuvre représentaient un combat quotidien et obstiné sur un seul et même canevas, la page, et quel était ce va-et-vient obstiné. Cet essai est donc une somme, mais où l'auteur ne procède pas, on l'aura compris, par addition, mais selon un choix pertinent. Pas plus que l'auteure qu'il commente, il ne se plie à un récit linéaire et n'adopte une temporalité naïve, mais il procède à ces regroupements thématiques déjà signalés selon différentes méthodes, comme il peut aussi se permettre de musarder selon ce qu'il nomme simplement sa «passion de lecteur» et décider de privilégier ce qu'il préfère dans l'œuvre. Développer ce qu'il juge le plus fort, comme par exemple L'Infini chez soi comme axe organisateur, en amont, ce qui ne devrait contrarier en aucune façon l'imaginaire de Rolin, et surtout en aval, soit la série autobiographique qui culmine dans les années quatre-vingt, qu'il préfère manifestement aux romans réalistes des décennies précédentes. Mais l'étude est exhaustive et, au-delà de la dominante, De Haes s'attache à montrer la cohérence générale du travail de Rolin et à dépister le tissage, le maillage continu, reprenant de livre en livre en une «série implacable, la constance d'une matière obsédante, l'individualité de la vision aiguisée et baroque à la fois, non dépourvue d'autocritique et d'humour, la constitution d'un style comme un tout, fait d'associations étonnantes. Il montre de manière décisive le caractère performatif de ce type de discours et la provocation des mots : «Quand un écrivain d'envergure s'empare d'un mot, celui-ci se met à vivre et offre, non pas contre mais outre les acceptions du dictionnaire, de grandes surprises.» De Haes pointe l'autorité qui mine de rien sous-tend le texte rolinien, opère une minutieuse mise au point générique et définit précisément la place subversive qu'occupe celui-ci dans l'espace autobiographique, notamment par un traitement particulier de la temporalité et le décloisonnement des lieux et des personnages.

Il était important aussi d'insister dans cet essai sur le rapport qu'entretient l'auteure, parisienne depuis si longtemps, avec la Belgique qu'elle nomme toujours «le pays natal». Celui-ci est certes souvent évoqué à travers son histoire, ses peintres, ses villes, sa capitale et, de manière symbolique surtout comme le lieu de l'origine, et celui du clan familial, réel ou fantasmé. Important de rappeler, aussi que cette académicienne dont le fauteuil se trouve à Bruxelles a souvent déclaré que la littérature belge n'existe pas.

Un tel livre n'aurait pas été possible sans une grande familiarité avec l'objet de son étude. Mais Frans De Haes traite la matière qu'il connaît bien avec un tel sens critique et une telle pénétration de l'essentiel qu'il fait à son tour œuvre originale, alors qu'il s'efface de son énoncé sinon de son travail, ne se citant ni en note, malgré de nombreuses contributions antérieures, ni dans la légende d'une photo où pourtant il figure, avec Rolin et Sollers. Et c'est avec élégance qu'il laisse le dernier mot à l'auteure dans une ultime citation.