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Critiques de livres

Robert Deliège
Voyage à Nowhere. Itinerrances orientales, 1973
Paris
Téraèdre
2006
113 p.

Voyages, voyages…
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 146

Le XXIe siècle semble bien être celui de la mobilité, de la bougeotte, des grandes migrations. Il y a ceux qui cherchent le soleil, la douceur de vivre par 35 degrés à l'ombre, pour oublier le stress quotidien, la pression du boulot, la nécessaire rentabilité de notre système de vie. Ils ont de l'argent et prennent l'avion comme certains le métro pour se rendre dans des réserves à touristes où leur «tour operator» leur garantit qu'ils ne subiront aucun contact avec la population locale. Flux inverse : d'autres imaginent que l'Occident répondra à leurs attentes et s'embarquent sur de fragiles embarcations qui n'arriveront pas souvent à bon port. Et puis, il y a les voyageurs. Ceux qui veulent bouger, se frotter aux autres cultures, confronter leurs idées à d'autres réalités, faire la route. Partir ailleurs, si possible au bout du monde, voir si l'herbe n'y est pas plus verte, vérifier que l'Europe, finalement, c'est peut-être une punition… Voici trois livres qui nous emmènent sur trois chemins très différents. Leur thème est identique, le voyage, mais les parcours sont vraiment singuliers.

Chez Téraèdre, Robert Deliège publie ses «itinerrances orientales» de 1973 sous le titre Voyage à Nowhere. L'auteur est professeur d'ethnologie et d'histoire de l'Inde à l'université de Louvain-la-Neuve et membre de l'Académie royale de Belgique.

Veronika Mabardi
Les carnets du fleuve
Morlanwelz
Lansman
coll. Écritures vagabondes
2006
58 p.

Mais le périple qu'il retrace n'est pas celui de l'expert d'aujourd'hui, c'est celui d'un jeune étudiant des années septante qui prit, comme beaucoup, le chemin de Katmandou en espérant y découvrir la sagesse de l'Orient et, peut-être, le rhododendron du Népal réclamé par Marieke, la fugitive dulcinée hollandaise. La route est longue, elle passe par Budapest, Istanbul, Téhéran, Kaboul, Delhi… Une bonne trentaine d'années après le voyage, le récit marque une certaine distance vis-à-vis des événements. Deliège relate son aventure de grand adolescent avec une ironie amusée, insistant sur sa naïveté et sa vision tronquée des pays qu'il traverse. Voyage à Nowhere aurait pu être un roman, l'histoire d'un jeune étudiant belge qui sombre dans la mode hippie, cheveux longs et idées folles, qui frôle les autres mondes, ceux de la drogue, de la pauvreté, de la sagesse orientale, dans une expérience «du dedans», celle où les sentiments, les images, les émotions vous submergent. En définitive, il révèle plutôt une approche sociologique du voyage, fondé sur une expérience vécue, certes, mais digérée, analysée, resituée dans un contexte historique où les émules de Ginsberg sont traités de petits bourgeois par les gauchistes «révolutionnaires», où Amsterdam est une ville libre et l'Iran une terre très occidentale. C'est une sorte d'état des lieux de nombre de pays dans les années septante, qui propose un brin de nostalgie pour les quinquagénaires, une plongée dans un univers vintage pour les ados d'aujourd'hui.

Françoise Thonet
Dogogina, chemins en pays Dogon
Jumet
Éd. IPH
2006

Autre projet, autre démarche, autre écriture, Les carnets du fleuve de Veronika Mabardi, publiés chez Lansman, traduisent à l'opposé les sensations, les émotions, le choc d'une rencontre avec un bout d'Afrique. Ce livre s'inscrit dans le contexte d'«Écritures vagabondes», une association d'auteurs de théâtre qui initie des chantiers et des résidences d'écriture dans les pays du Sud. En novembre 2003, neuf dramaturges et un metteur en scène, venus d'Afrique et d'Europe, vivent ensemble à Bamako, au Mali, pendant un mois. Au fil des errances dans la ville, des rencontres avec les paradoxes de l'univers africain, d'une échappée en pays Dogon, des textes sont nés. Veronika Mabardi nous offre quatorze clichés d'Afrique. Des photos bien réelles mais aussi les images qu'elle n'a pas osé saisir, parfois, sont accompagnées de commentaires très personnels. Confrontation à d'autres visions, d'autres sagesses. La reine M'Bamakan suggère d'apprendre l'autre langage, celui qui est derrière les mots, il faut «écouter de côté». L'histoire songhaï racontée par Kacha l'écolier rappelle que les mauvaises paroles tuent plus sûrement qu'un coup de hache. Et les dix écrivains, entraînés dans cette spirale de découvertes, cherchent le sens des mots, la force de l'écriture; on aperçoit ceux qui sont sûrs d'eux, de leur quête de l'Autre, ceux qui doutent, au gré des chants des féticheurs dans la nuit et les plus perspicaces trouveront une peau blanche fatiguée, usée, abandonnée sous les manguiers du village… Veronika Mabardi reste cependant dans les limites d'un projet initié par d'autres, même si l'auteur s'est visiblement mise en question dans cette relation aux mots et aux idées d'un autre continent.

Avec Dogogina de Françoise Thonet, on débarque dans un voyage très personnel, un hymne à la rencontre, un émerveillement. Spécialiste du surréalisme, l'auteure a été fascinée par le pays Dogon au travers des travaux de Marcel Griaule, le grand ethnologue français qui le découvrit en 1935 et publia ses recherches dans la revue Documents fondée par Georges Bataille. Il est clair que l'écrivaine ne part pas «par hasard» dans cette contrée. Françoise Thonet trace ses chemins en pays Dogon en dix chapitres accompagnés de photos noir et blanc. Autant le dire tout de suite, on regrette que la mise en page et la qualité de l'impression ne servent pas mieux un projet aussi beau. Les photos sont trop grises, elles manquent de contraste, les textes auraient gagné à révéler visuellement leur structure intéressante. Mais, au-delà de ce regret matériel, Dogogina est une merveille, une façon d'entrer en contact avec l'Afrique dans le respect de l'autre, dans le souci de la compréhension, de la rencontre sans tomber dans le piège du voyageur naïf. C'est aussi une approche de la culture spécifique de ce peuple, à travers son architecture, ses rites, ses personnages singuliers, ses artistes, ses enfants. Avant que s'établisse le dialogue, dans un premier round d'observation. Françoise Thonet manie l'autodérision en expliquant les modalités de la rencontre entre le peuple Dogon et le peuple européen. L'Africain aime observer le «toubab», véritable «portefeuille sur pattes», il sait qu'il faut lui donner l'impression qu'il maîtrise la situation, il ne faut pas le vexer. Il sait aussi qu'on peut jouer sur la mauvaise conscience des toubabs et les impliquer dans de multiples projets de sauvetage… En pays Dogon, tout est à vendre, à échanger, à monnayer. La «boutique» est une institution permanente ici, comme d'ailleurs partout en Afrique. Tout acte de commerce reproduit l'échange originel, où la parole qui fluctue entre l'un et l'autre des protagonistes est un élément essentiel du rite. C'est par ce désir d'échange que naît le dialogue. Et c'est ce dialogue qui forge le voyage, chaque village Dogon est une mine de rencontres, une caverne d'Ali Baba où l'on se découvre un peu plus soi-même… Le voyage en pays Dogon devient au fil des étapes un vrai voyage intérieur. Un périple qu'on a, à notre tour, également, envie de tenter.