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Critiques de livres

Luc Dellisse
Le Jugement dernier
Paris-Bruxelles
Éd. Les Impressions
coll. Traverses
2007
192 p.

L'éternelle bataille
par Jeanne Duparc
Le Carnet et les Instants n° 147

Il y a des livres dont on a peur de parler. Le Jugement dernier est un livre de ce type. Il y a aussi des livres sur lesquels il est impossible de se taire. De ce type de livres également, l'ouvrage de Luc Dellisse est un exemple. Et les raisons qui poussent le lecteur du Jugement dernier à parler de ce roman sont les mêmes qui l'incitent à n'en rien dire, tellement on craint de trahir ce texte exceptionnel, tellement on se sent impuissant à rendre la brûlure de son sujet, puis le rythme et la justesse de son style, enfin l'ambition littéraire de son auteur (qui s'était déjà fait remarquer il y a quelques mois par une étude tout à fait tonique sur l' écriture d'un genre qu'on croyait épuisé : L'invention du scénario, aussi paru aux Impressions Nouvelles).

Celui qui parle dans ce roman n'est plus homme. Devenu «machine», il se décide à dire la vérité sur la passion unique de sa vie : les «envahisseuses», ces femmes venues d'ailleurs pour envoûter les hommes, pour leur livrer à la fois une éternelle bataille et un insondable secret, que seul permet de percer la rencontre sexuelle. Car le secret en question n'est pas l'amour. C'est bel et bien de sexe, et de sexe seulement, que parle le narrateur de Luc Dellisse. Le livre, qui n'est pas à ranger dans la classe des romans pornographiques (Dellisse décrit la chose un peu comme Vernon Sullivan/Boris Vian dans J'irai cracher sur vos tombes (même si Le Jugement dernier est un livre infiniment plus elliptique, de tous points de vue), c'est-à-dire en écrivain qui fait confiance aux capacités d'imagination de son lecteur), est donc aux antipodes des tiédeurs et mignardises du régime érotique.

Servi par une laideur hors du commun, le narrateur-machine va droit au but, il cherche à perdre le moins de temps possible entre manœuvres de séduction et coucherie, même si les règles du jeu exigent que séduction préalable il y ait : la révélation du secret est à ce prix, il faut que l'envahisseuse se donne, non qu'elle se prenne. Bref, on est du côté de don Juan, l' univers de Luc Dellisse n'a strictement rien à voir avec la perversion ou le sadisme. Son thème, c'est l'obsession, le désir de connaître, l'impossible révélation finale, et le style nous fait vivre cette expérience avec la même intensité que celle du narrateur.

Dans Le Jugement dernier, les femmes se suivent, le narrateur les connaît l'une après l'autre, quand bien même il lui arrive de vivre plusieurs aventures simultanément, mais même là c'est l'enfilade, la cascade, la fuite en avant qui ne cessent de l'emporter. On reste bouche bée d'admiration devant la variété dont Luc Dellisse sait revêtir un scénario qui, au fond, ne change guère à travers les quelque cinquante courts chapitres du roman : la rencontre, l'attraction mutuelle (on reste en-deçà de la vérité en qualifiant les partenaires de «consentantes» : le désir est partagé), la description d'un corps, habillé d'abord, nu ensuite, l'analyse d'une attitude, d'une démarche, enfin le sexe, et puis on recommence – de préférence avec une autre, pour mieux apprendre. À chaque fois, quelques mots suffisent à Luc Dellisse pour faire un étonnant portrait de femme. En deux ou trois courtes phrases l'auteur est capable de faire sentir la force magnétique de l'envahisseuse et de faire éprouver au lecteur – et non moins à la lectrice, car, répétons-le, ce livre est avant tout un chant d'amour – la morsure du désir, la connaissance apportée par l'orgasme, la soif de nouveaux débuts.

Si les femmes se succèdent à toute allure dans le lit du narrateur (mais il est évidemment de belles scènes se déroulant ailleurs, notamment dans un salon de coiffure), le livre est tout autre chose qu'une galerie de portraits (ou qu'un catalogue de positions : le savoir que recherche le narrateur n'est pas de l'ordre d'un savoir-faire). Un des très grands mérites du livre de Luc Dellisse est d'être parvenu à transformer le donjuanisme en véritable roman d' apprentissage. Non pas de l'amour, même si le narrateur goûte aussi de ce fruit-là, mais d'un secret mieux gardé, qui éclate à la fin du livre mais qu'on avait senti à l'œuvre dès la première ligne du texte, dont chaque phrase se mesure, se goûte, donne matière à jouissance : la littérature. Car Le Jugement dernier s'avère finalement un objet à double tranchant : auto-analyse de la hantise sexuelle, mais aussi exploration d'une vocation littéraire apparaissent peu à peu comme un jeu de pile et face, sans parti victorieux, sauf provisoirement. Avec ce texte, Luc Dellisse apporte ce qui manque depuis longtemps au genre : le style, l'intelligence, la vitesse, bref la littérature.