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Critiques de livres

Luc Dellisse
L'invention du scénario
Bruxelles
Les Impressions nouvelles
2006
152 p.

L'enjeu scénario
par Christian Bréda
Le Carnet et les Instants n° 145

Depuis une vingtaine d'années, l'importance du scénario dans l'élaboration d'un film fait l'objet d'une attention renouvelée, et suscite des ouvrages de deux natures : d'une part des essais théoriques sur le récit et la narration au cinéma; d'autre part des manuels pédagogiques de scénarisation à destination des professionnels ou des débutants. Les Américains en particulier sont passés maîtres dans ce genre de livres pratiques, dont certains confinent au compendium de trucs et recettes, non sans véhiculer une conception standardisée de la dramaturgie cinématographique.

L'intérêt de l'essai de Luc Dellisse, lui-même scénariste et animateur d'ateliers de scénarisation, est de combiner les deux approches — de sorte qu'au-delà de son premier public et du cercle des cinéphiles, sa lecture pourra intéresser tout amateur de fiction narrative au sens large (du roman au feuilleton télé), curieux de mieux comprendre les mécanismes de fonctionnement d'un récit. L'aspirant scénariste y trouvera, synthétisées avec clarté, les notions de base sur la construction des situations et la progression dramatique, la caractérisation des personnages, l'élaboration du récit, la maîtrise de la temporalité, l'écriture des dialogues. Un chapitre est également consacré à la pratique du métier et à la présentation matérielle d'un scénario. À la différence des manuels américains mentionnés plus haut, Dellisse se garde de présenter des recettes à succès garanti mais adopte une approche analytique ouverte, qui admet l'existence d'une diversité de styles parmi les scénaristes et la liberté pour tout auteur d'innover dans son écriture comme dans l'invention de l'histoire ou la composition du récit, à condition de ne pas perdre de vue la cohérence et la dynamique internes de son projet — d'où la nécessité de savoir procéder à l'analyse critique de son propre travail.

Ce volet pédagogique s'entrelace à une réflexion sur la nature du scénario et son rapport à la création. Le scénario est un écrit étrange, «incomplet» par nature puisqu'il n'existe que pour donner naissance à une oeuvre d'une autre nature dans laquelle il s'abolira en s'accomplissant. Du premier jet à la réalisation effective du film, il passera entre des dizaines de mains, du producteur au metteur en scène en passant par les comédiens et l'équipe technique, sera discuté par tous, connaîtra de multiples ré-écritures et subira encore de nouveaux ajustements sur le plateau, au moment du tournage. Devenir scénariste, c'est accepter ce partage d'un travail en collaboration, accepter d'être à terme «dépossédé» de son travail dans la mesure où un film réussi n'est pas la simple illustration de son scénario, mais nécessite la pleine appropriation de son matériau par le metteur en scène. Le monde du cinéma suscitant bien des fantasmes, Dellisse a raison d'insister sur l'importance de ne pas se tromper de désir d'écriture, de ne pas se rêver scénariste si l'on a plutôt vocation de romancier.

Les quelques exemples de films ou de scènes analysés à l'appui de son propos font regretter que Dellisse n'en ait pas proposé davantage. Cela étant, l'esquisse bibliographique fournie en fin de volume orientera utilement le lecteur curieux d'approfondir la question. Ladite bibliographie, c'est une première à ma connaissance dans ce type d'ouvrage, recense non seulement des écrits sur le scénarisation mais des mémoires de scénaristes et des oeuvres romanesques dont l'habileté narrative peut se révéler riche d'enseignements et stimulante pour l'imagination créatrice. On voit jusque dans ce détail combien, chez Luc Dellisse, l'amateur et le créateur d'histoires sont inséparables, et c'est ce qui fait la singularité de son essai.