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Critiques de livres


Patrick DELPERDANGE
Chant des gorges
Paris
Sabine Wespieser éd.
2005
219 p.

L'enfant-mystère

Avec Chants des gorges, Patrick Delperdange nous place en tête-à-tête avec un enfant perdu, un enfant sans repères qui affronte la vie comme il peut. Un enfant cruel, un en­fant malheureux, un enfant fascinant. Un criminel ou un martyre, ou les deux, nul ne le sait avec certitude. Premier chant, celui de l'enfant. Un monologue sans équivoque qui laisse entrevoir la dure existence qu'il connaît, lui qui a poussé comme ça, comme une mauvaise herbe. C'est le fils de Marie, qui se couche là pour le bonheur des hommes. Marie qui se dit qu'elle aurait dû faire passer celui-ci aussi, comme les autres. L'enfant voudrait tuer l'homme qui se couche aux côtés de sa mère lorsqu'il rentre ivre du village. L'hom­me ne le supporte pas, « refuse de l'en­graisser comme un cochon » et lui in­time l'ordre de trouver du travail. L'enfant sans éducation, sans force, que les autres injurient ou agressent dès qu'il se montre au village, est forcé de partir. La police le pourchasse, il fuit toujours plus loin, à travers bois et champs, le ventre noué par la faim. Lui qui a peur des saletés que font les gens, comme celles que font les bestioles sous les pierres. Lui que pétrifie toute ren­contre, il est obligé d'offrir ses services sur un chantier pour essayer de calmer la boule qui tiraille son estomac, pour gagner une tartine et un verre d'eau. Chant deuxième : c'est celui de Jean, le contremaître du chantier. Le gosse vu de l'extérieur, ses attitudes, ses raisonne­ments bruts et son manque de compré­hension d'autrui. Le gosse avec ses énigmes, ses idées fixes, ses frayeurs ingérables. Jean ne supportera pas de perdre ce petit si étrange et si pur ; et pourtant, quelque part, la fuite du gosse est logique. Il le comprend lorsqu'un policier arrive pour l'arrêter. Troisième voix : celle de Sybille. Elle accompagne Steve, qui est en train de monter un mauvais coup avec Morales, un malfrat sans pitié. Elle aussi craque à la vue du gamin dépenaillé qui mendie à boire, qui dit avoir le cœur noir et qui la trouve blanche, lisse, belle comme dans un rêve. A son contact, Sybille a le sentiment de redevenir vivante. Mais le rêve ne dure pas : Morales accuse l'en­fant de l'avoir volé, s'ensuit une course-poursuite qui laisse Sybille sur le car­reau. L'enfant a réussi encore une fois à échapper au destin funeste. Le chant suivant est celui d'un gitan, un vieillard, chef de clan, qui lui aussi ac­cueille le fugitif. Les mêmes circons­tances se reproduisent ; nous voyons à travers son récit combien l'enfant est fragile et pur même si un irrépressible instinct de survie l'entraîne à com­mettre des actes répréhensibles. Le chant suivant, celui d'Elisabeth est, lui aussi, désespéré. Celui de Danny, en­suite, lui renvoie le même désespoir en miroir. C'est dans son histoire que l'on découvre combien le petit peut être af­folé par les activités sexuelles des adultes qui le rendent cruel et meurtrier. Dernier chant : l'ultime fuite en avant d'un petit être sauvage et sans limites. Il se sent fort à présent, assez fort pour tuer l'homme qui dort à côté de sa mère. Il va retourner exécuter son projet de départ, se débarrasser de lui... La boucle est bouclée, le drame défini­tif. On est entré en phase avec l'enfant en décryptant des sentiments frustes dans le premier chant. On a mieux compris l'attraction qu'il exerce à travers les récits des personnes qui l'ont rencontré. Et la fascination qui entraîne ces personnages au bord du gouffre. On vibre avec eux, on regarde autrement l'idiot du village, les enfants mal élevés, les enfants sauvages. On a la gorge ser­rée. On doit tendre l'oreille pour en­tendre ces chants secrets qui vous nouent la gorge. Nous aussi, on est fas­cinés. C'est un très beau livre.

Nicole Widart