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Critiques de livres

Félicien Delvigne
Les cahiers de Félicien
Préface de Jacques Cordier
Éd. du Cerisier
Coll. "Quotidiennes"
148 p.

La vraie culture populaire
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 144

Félicien Delvigne, mineur avant l'âge de douze ans, en 1895, a passé quarante-trois années à travailler dans divers charbonnages du Pays noir, y exerçant des fonctions que la plupart d'entre nous ne sont plus capables de nommer ni même de se représenter car elles sont d'un temps révolu. Seuls les musées spécialisés, ou la mémoire collective si on l'entretient, en conservent la trace et peuvent encore témoigner alors que les intéressés ont presque tous disparu. Certains d'entre eux, heureusement, ont eu le temps, le vouloir et le talent de fixer l'instantané. C'est le cas de Félicien Delvigne qui, pendant près de vingt ans, a empli des cahiers de textes et de dessins, pleins de vie, d'esprit et de vérité, dans une démarche spontanée, naturelle qui ne peut que nourrir les recherches et inspirer les historiens à l'écoute de ces voix d'en bas trop souvent muettes ou ignorées. Grâce à la réunion de plusieurs (bonnes) volontés et aux éditeurs du Cerisier, Jean Delval et Danièle Ricaille, dont la vocation d'enthousiasme est bien connue, voici que nous avons accès à ces pages fidèlement reproduites d'un Félicien qui a dû quitter l'école à dix ans et demi, n'a pu apprendre à bien écrire ni à développer de réelles aptitudes au dessin. Faut-il penser avec Jacques Cordier qui préface ces Cahiers, que c'est «la puissance du manque» qui a poussé Delvigne à la création ou reconnu en lui le dépositaire d'une véritable culture populaire, plus vécue que subie? Le défaut de formation scolaire ou d'apprentissage artistique quelconque a au moins permis à Félicien de donner libre cours à sa vie intérieure, sans se préoccuper de modèles ou se soumettre consciemment aux influences des écoles. Si sa vision n'est pas réaliste, c'est parce qu'elle est affective, donc sincère et authentique. Sans le souci de plaire ou de faire beau, il montre ce qu'il veut, ce qui emplit sa vie, son univers familier mais aussi un monde imaginaire où l'on peut rencontrer Napoléon, parler à Victor Hugo et représenter Laurel et Hardy. D'où cette extraordinaire diversité dans les récits : historiettes, portraits, évocations de loisirs comme la fanfare ou les sports collectifs, jeux, chansons, poèmes, petites farces avec personnages auxquels on rit franchement et qui semblent sortis de fabliaux du moyen âge que pourtant Delavigne ne pouvait connaître. Ces textes savoureux sont reproduits avec leur écriture appliquée, leur orthographe native, pleine de trouvailles involontaires et ils sont illustrés des dessins d'origine que le manque d'artifice rend si expressifs ! Un grand nombre de pages concernent évidemment la mine, racontent la fréquence des accidents, l'horreur parfois, la solidarité toujours et, plus étonnante, cette espèce de honte dont souffre le mineur parce qu'il semble moins considéré qu'un autre travailleur. Il faut peut-être y voir une motivation de plus pour que Félicien en écrive un jour : il devait dire cela aussi et, revenu au grand jour, étaler sans honte que de telles conditions de vie valaient bien qu'on cherche des compensations dans d'innocents plaisirs qui prennent alors un relief singulier.

Selon Guéhenno, que cite Cordier dans sa préface, l'histoire la plus grande et la plus émouvante est «l'histoire des hommes sans histoire». Elle serait, selon lui, impossible à écrire car ces hommes sont passés comme «des troupeaux d'ombres». Il arrive pourtant qu'ils laissent un sillon imprévisible : celui-là qu'a tracé Félicien Delvigne, chroniqueur naïf de la vie quotidienne au Borinage pendant près d'un siècle et que fixe aujourd'hui l'impression.