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Critiques de livres


Pierre ALECHINSKY
D'encre et d'eau. 225 aquarelles et dessins
Paris
Yves Rivière
1995
Introduction de Hugo Claus, Georges Duby et Pierre Alechinsky
264 p.

Ecologie de l'écrit

Avant de jeter ses vieux papiers, ou de les proposer au recyclage, on les donne aux enfants, pour qu'ils dessinent sur les surfaces restées vierges. Notre bonne conscience se satisfait de cette union du jeu et de l'économie, où font bon ménage, recto verso, le travail des uns et le défoulement des autres. Lettres et comptes, sollicitations, doléances, ordonnances, factures, mémentos, marques d'urgences aujourd'hui vaines... Les pape­rasses sur lesquelles Alechinsky étale ses aquarelles, rassemblées récemment dans un volume des éditions Yves Rivières, ont échappé aux déchetteries, sans doute parce qu'elles offraient quelque intérêt pour les chineurs. Elles sont, pour la plupart, « ves­tiges d'une correspondance quasi quoti­dienne acheminée à Bruxelles dans les années 1815-1850 par les courriers de Bourges, Paris, Hanovre, Vienne à un certain "Mon­sieur Stock, conseiller aulique de son Altesse Sérénissime le Duc d'Aremberg" ». Une autre série, du XIXe siècle encore, se compose de documents à en-têtes de sociétés commerciales : armoriés de vignettes, cache­tés de médailles. Traces toujours, signes qui furent fiers, d'un monde disparu, d'affaires périmées, de visages de sable emportés par la mer. Survivances qu'à son tour Alechinsky va couvrir d'eau et de couleurs pour en faire surgir des figures nouvelles, mais qui pour­tant semblent appelées par les inscriptions dont les papiers portent mémoire. Car son geste n'est pas celui des enfants. Ce n'est pas au dos des brouillons qu'il peint. Son pinceau court sur les écritures mêmes, dont les dispositions sur la page apparais­sent comme autant de surfaces aménagées pour la forme à venir. Il s'agit alors d'explorer le support choisi pour en dégager les po­tentiels sémantiques et plastiques. Ainsi, la lettre d'une veuve implorant assistance fera naître l'image de cette femme penchée qui approche une main de son visage ; un corps se dessinera à partir d'une colonne de chiffres ; un cachet de cire donne une bouche ; deux écussons sur une facture de Félix Potin suggèrent une paire d'yeux, puis une tête entière dont la bouche s'inscrit à la place du total. D'autres interventions sont plus abstraites (ou moins directement figu­ratives), qui encadrent les mots, bordent les plis, découpent la feuille en zones colorées. Mais chaque fois s'établit, de l'image à son prétexte, un rapport suggestif que souligne généralement le titre de l'œuvre : petits bouts de phrases, formules savoureuses et désuettes qu'on a trouvées sous le pinceau et qui semblent alors « faxées du pays de Narquoisie », comme l'écrit Alechinsky dans son introduction. « Ayant éprouvé des revers de fortune », « Je suis la personne qui porte le journal », « Le soir, une tartine », « A remettre au por­teur », « Dans ce moment si pressé », « J'at­tends avec impatience », « Vêtu comme je suis », « 600 Bouchons 12 Alouettes 1 bte de Biscuits » : alignés bout à bout, ces titres tournent au cadavre exquis. Ils dénotent, chez l'auteur, un goût de l'incongru et un plaisir manifeste à débusquer les saillies de langage qui solliciteront son imaginaire. Mais on pressent aussi chez lui un enjeu plus grave. D'une tache de couleur, d'une ligne emportée, il renvoie au champ des lettres mortes les mots tracés jadis pour être utiles : ces liasses empoussiérées ne seront plus jamais rien d'autre qu'un support pour la création, de préférence libre et joyeuse, qui imposera ses nécessités propres. Du même geste, cependant, il ravive, dans ses documents recyclés, les tremblements d'une encre fanée, d'un signe encore qui se sou­vient de la main qui le composa — et qu'il sauve de l'oubli, arbitrairement, pour son bon gré : contre le temps. L'entreprise d'Alechinsky s'apparenterait ainsi à une anamnèse singulière. Non qu'il veuille, comme l'historien, faire parler les textes pour reconstruire le passé dont ils témoignent. Mais ce qu'il rend manifeste, que notre vision a refoulé, c'est la plasticité de l'écriture même, l'architecture de ses lignes, et son rayonnement sur la page. Quand on sait l'intérêt du peintre pour la calligraphie, en particulier celle d'Extrême-Orient, on in­clinera à croire qu'il y a dans son travail comme l'hommage attendri d'un maître à une foule de scribes ordinaires dont le nom ne dit plus rien à personne, quand leur tracé les désigne encore au regard.

Carmelo Virone