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Critiques de livres


Eric de HAULLEVILLE
Dénoûment. Le genre épique. Le voyage aux îles Galapagos. L'anneau des années. L'abîme. Témoignages de P.L. Flouquet, A. de Kerchove, J. Thévenet
Editions Le Cri
collection « Les évadés de l'oubli»
1993
506 p.

Découvrir les îles de Haulleville

Que les vieux messieurs jettent ce livre c'est une bombe à re­tardement » : Odilon-Jean Périer, qui fut l'ami trop tôt disparu d'Eric de Haulleville, ne croyait pas si bien dire, en terminant par ces mots le calligramme (figurant une clef ouvrant sur « le poète à son comptoir et les marchan­dises de bonne qualité ») composé pour Dénoûment. Ce premier « livre poétique », pu­blié en 1923 par Franz Hellens dans la collection du Disque Vert, qui marquait l'acte de naissance d'Eric de Haulleville en tant que poète, n'a pas fini d'exploser. Même si les jeunes messieurs d'alors sont devenus vieux. Eric de Haulleville, né en 1900, et dont Le Cri réédite l'ensemble de l'œuvre, n'a pas eu le temps de se mesurer à ses contemporains. Comme Périer, avec le­quel il entretenait une fraternité complice, fondée sur de proches préoccupations d'écriture, il est mort jeune. En mars 1941, à St-Paul de Vence, épuisé par une crise d'urémie et les fatigues de l'exode — comme beaucoup de Belges, il avait quitté, à pied, avec sa femme et sa fille, le pays en­vahi —, il mettait à sa vie le point final : « fout homme — il est à souhaiter — est porteur d'une semence physique ou spiri­tuelle et il doit la transmettre, il doit plus agir que comprendre. Féconder plutôt qu'éclairer ou s'éclairer. » Message d'autant plus surprenant que les temps n'incitaient guère à l'optimisme, mais qui signifie l'extraordinaire et perma­nente palpitation intellectuelle de Haulle­ville, plongé très jeune dans la fièvre des avant-gardes, en Belgique et à Paris. Son père avait été conservateur au « Musée Colonial de Tervueren », et son grand-père était l'un des piliers de la « Revue Générale » : voilà pour les ascendants fami­liaux, qui renforcèrent le double intérêt de Haulleville pour l'écriture et les lointains voyages. Après des études chez les Jésuites, comme Michaux, puis à l'ULB, comme Pé­rier, il retrouve l'un et l'autre au Disque Vert, ainsi que Mélot du Dy et Camille Goemans. Ce dernier et Paul Nougé croi­ront pouvoir l'associer à l'une des premières manifestations du noyau surréaliste de Bruxelles : un chahut très théâtral et un tract contre la pièce Tam-Tam, de Norge, à l'automne 1926. De Haulleville prend ses distances : « Ce que j'ai à dire et à expliquer je le ferai seul, pour cela toute ma vie ne sera pas de trop... Il ne s'agit pas de m'en­fermer dans de misérables combinaisons. » Et il prend le large, voyageant entre Corfou et le Cap Nord, infiltré à Paris mais jamais envahissant. Beau-frère d'Aldous Huxley par sa femme, cet individualiste, rompu aux civilités et aux badinages, est en quête d'un «ailleurs» idéal, aérien comme dans Le passage des Anges de Périer.

En 1930 sort une curieuse «autobiogra­phie », Le genre épique, où il impose une douce insolence à l'égard des genres litté­raires : poésie, prose, théâtre. On prend de Haulleville pour un cousin de Cocteau, pour un fantaisiste à la manière de Toulet. Mais le poète autant que l'homme cultive sa différence, et le montre encore avec Le voyage aux îles Galapagos, que pu­blie Jean Ballard aux Cahiers du Sud en 1934. Si Dénoûment est le versant poétique, volatil et gai comme la bulle de savon, Ga­lapagos reflète le penchant de l'auteur pour la géographie itinérante. Ce roman aborde les rivages de l'évasion, tout en y intégrant une intrigue presque policière, une histoire d'amour fou belle comme un lagon, et de courtes salves satiriques contre les discours scientifique de l'époque, notamment la psy­chanalyse telle qu'on l'entend dans les beaux salons bruxellois. Mais si de Haulle­ville touche à la mythologie de l'exotisme et du récit d'aventures, c'est avec une infinie subtilité dans la langue, une variation pré­cieuse dans les tonalités, une coulée quasi­ment parodique dans un modèle littéraire. Jamais agressive, constamment ludique, son écriture sait aussi épargner au lecteur le formalisme abusif. Après tant d'années, on découvre un charme secret à certaines des ses ballades, et un goût du jeu langagier qui scintille dans des poèmes amoureux (« Pour ma récompense a brûlé le feu d'artifice / de l'écrin de tes artifesses»). Dommage, cependant, que cette édition complète des œuvres n'ait pu bénéficier de quelques notes bio-bibliographiques, pour tirer définitivement de l'oubli ce poète in­classable.

Alain DELAUNOIS