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Critiques de livres

Vincent De Raeve
L'Usine
Bruxelles
Éd. Couleur livres
Coll. "Je"
2006
103 pages

Quitter la colère
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 143

Un Carnet plus tôt, le livre de Vincent De Raeve, L'Usine, aurait ajouté sa voix propre au concert général et permis d'accentuer la force de la «parole du peuple» que proféraient alors les auteurs réunis à cette enseigne. D'y imposer sa marque aussi, car, ni roman, ni document, ce volume naît d'un ensemble spécifique de projections crues, violentes, qui claquent rapides et prennent à la gorge. C'est ainsi qu'un homme a voulu parler de son travail, de sa vie; qu'un ouvrier qui se dit «fier» de l'être a choisi de parler de l'usine. Il a écrit ces pages de manière compulsive – ce sont ses mots – parce qu'il le fallait : «La rage au ventre» et «La colère, presque tout le temps». Pour y arriver, il a suivi le mouvement naturel de sa pensée, l'a libérée et poussée au dehors où elle ne pouvait qu'exploser. Cela donne un discours sobre, sans pathos ni rien qui déborde, qui avance à vive allure, d'une écriture hachée mais controlée : des textes courts pour la plupart, rassemblés en chapitres thématiques, très exactement ciblés. Tout et tous y passent : le travail, le bâtiment, les patrons, les contremaîtres, les syndicats, le bruit, le temps, la peur, l'injustice, l'exploitation, la connerie, la consommation, les ouvriers eux-mêmes, la société, majuscule et minuscule. L'énumération est nuancée, chacune des composantes y occupe la place qui lui revient. Ainsi la fatigue, la manque de moyens et la vie difficile n'impliquent pas nécessairement l'hypocrisie, la bêtise, le fatalisme que certains assument passivement «comme des veaux». L'agacement et la ruse devant le pointage n'ont pas le même poids que la rage face à l'exigence des actionnaires et à une production dont le rythme augmente sans cesse. En fait, qui sont vraiment les «méchants», invisibles ou difficilement identifiables, dans un univers privé de visages? Et que combattre exactement? Il y a bien quelques recettes pour «tenir», pour lutter contre le bruit, le temps, la fatigue. «Montrer les dents», par exemple, est un moyen d'obtenir «une paix royale». Ne pas (se) laisser faire, embobiner, accepter n'importe quoi, et surtout pas des pralines à Noël, ou «donner la papatte». Ne jamais se vendre ou se rendre, ne pas capituler, mais s'accrocher à des utopies, y croire au point d'être sûr de les vivre un jour parce qu'on va les inventer. Si «l'usine» suffit à donner au livre son titre, c'est qu'elle a aujourd'hui «quelque chose de l'ordre du religieux». Ses locaux sont comme les «cathédrales de notre temps». Le silence infini des stocks, la hiérarchie faite architecture, le regard inquisiteur des surveillants, le pistage des déplacements, tout est fait pour induire un repli identitaire, l'effacement dans une masse confuse. On songe à Metropolis de Fritz Lang, tandis que l'auteur invoque le film de Spielberg La liste de Schindler, moins les flingues, ajoute-t-il malgré tout. Et pourtant, il y a cette fierté, et cette volonté de dire la beauté du travail, même répétitif.

Tout comme Robert Piccamiglio, dont Vincent De Raeve cite d'entrée de jeu les Chroniques des années d'usine, parce qu'il l'a lu et apprécié, l'auteur ne borne pas son propos à des considérations quotidiennes et terre à terre. Son esprit critique s'est aiguisé et ne s'arrêtera pas en si bon chemin. À la fin, son livre s'ouvre sur des résolutions constructives. Après une bordée de souhaits si personnels parfois qu'on voit poindre le retrait, et pas seulement de l'usine, mais peut-être de la vie sociale, l'éloignement par rapport aux autres, et une ébauche de lâchage des compagnons, le sursaut est salutaire. Quelques valeurs surnagent et entretiennent l'espoir : l'amour, la famille, le don de soi, l'engagement, et, tout de même, militer. C'est la seule façon d'appréhender la liberté et de maintenir une vie d'homme debout. Et quitter «doucement» la colère pour écrire.