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Critiques de livres


Rossano ROSI
Derrière les plinthes
Les Eperonniers
1998
169 p.

Plus un geste, ne riez plus !

Jeune auteur, Rossano Rosi n'en est pourtant pas à son coup d'essai. Après Les Couleurs (Les Eperonniers, 1994), il publie chez le même éditeur son deuxième roman. Derrière les plinthes retient surtout par la manière légère, fantaisiste et em­preinte d'humour, de traiter un propos grave et d'une brûlante actualité. Sous des allures de chronique douce-amère, tranches de vie d'un jeune un peu paumé — ce qui n'aurait rien de fort original en soi — on voit poindre une vision ironique et acerbe de la société. Une société aux rouages trop bien huilés, trop hiérarchisée pour se per­mettre d'offrir à chaque individu, quel qu'il soit, la place qui lui convient. L'histoire débute par un clin d'œil à Kafka. Hippolyte vient d'emménager dans un nou­veau quartier. Le studio loué n'a rien de luxueux : le jeune homme y débusque un cafard, annonciateur de tout un bataillon de grouillants insectes prêts à défendre leur territoire. Angoissant « monde parallèle » auquel Hippolyte n'a pas accès, et méta­phore de son impuissance. Car sous des de­hors quelque peu désinvoltes, celui-ci cache une souffrance diffuse : son univers manque de repères. Sans attaches, sans travail, sans argent et sans but, sans passé non plus. Sa mémoire le fuit et « pour dégager quelque infime certitude de tout ce brouillard épais qu'il traînait derrière lui, il devait déployer une énergie folle, et bien souvent vaine ». L'insouciance est alors son bouclier, son petit bonheur quotidien. Ce qui n'exclut pas la faim, ce besoin de se sentir rassasié, au propre comme au figuré. Hippolyte as­socie d'ailleurs nourriture et lecture dont l'apprentissage lui fut une véritable torture : « il n'arrivait pas à avaler ces grosses lettres, si ce n'est au prix d'un incroyable dégoût ». Aussi, lorsqu'il lui prend l'envie soudaine de lire un livre — désir confus qui ne constitue pas encore un événement en soi — son univers va-t-il s'élargir peu à peu et sa douleur s'en trouver ravivée. Le désir af­fleure (une jeune inconnue au vélo rosé), des images l'interpellent (la photo du roi, celle d'un lecteur dévorant un livre), de nouveaux voisins s'immiscent dans sa vie. Ceux-ci, des étudiants, ouvrent à Hippolyte un horizon élargi, plus intellectuel, plus es­thétique, plus politique aussi. Car Achille écrit et Boule, sa compagne, rêve d'« art en situation ». Hippolyte découvre même un livre qui le fascine, mystérieusement intitulé « wm », et dont il entame laborieusement la lecture. Au prix de nouvelles souffrances, d'efforts malhabiles, le jeune garçon attein­dra une forme de lucidité, « cette intuition qu'il avait déjà eue et que » wm « lui confir­mait maintenant de page en page : le monde des hommes était effectivement une espèce de puzzle où chaque élément s'em­boîtait à une place déterminée et dont l'en­semble était gouverné par des liens impé­rieux apparentant tous ces éléments entre eux... » Tout comme ce monde de « derrière les plinthes ». Mais Hippolyte a-t-il sa place dans cet univers où règne la loi du plus fort (son proprio s'appelle Hacier !), lui, le sans mémoire, le sans avenir ? Et ses camarades, apparemment mieux armés que lui, ont-ils d'autres moyens d'agir que la dérision ? Quand Boule émaille les trottoirs de la ville de drapeaux tricolores plantés dans les crottes de chien, elle n'en tire que quelques photographies — un simple regard en somme, offert à qui veut. Et lorsqu'enfin Hippolyte se retrouve à la rue, c'est comme si « sa vie avait été brusquement rognée par un couteau invisible, réduite à l'heure présente, à l'espace de ces quelques minutes qui, comme le halo des réverbères là-haut, lui collaient à la peau. Mais au-delà com­mençaient les ténèbres conjuguées du passé et du futur ».

On pourrait donc lire ce court roman comme le portrait désespérant d'un être candide, ballotté dans un univers trop diffi­cile à déchiffrer, celui d'un « exclu » en quelque sorte. Mais ce serait sans doute ré­ducteur. Il y a aussi place pour une ironie salutaire des éclairs de révolte, pas mal d'humour et une distance par rapport aux événements qui autorise les espoirs. De quoi fourbir des armes, si fragiles soient-elles en apparence, pour combattre une so­ciété qui s'arroge le droit de conclure par un « plus un geste, ne riez plus ! Les mains en l'air ou vous êtes un homme mort ».

Dominique Crahay