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Critiques de livres


Xavier HANOTTE
De secrètes injustices
Belfond
1998
466 p.

A nos chers disparus

C’est la veille de Noël, à Bruxelles. L'inspecteur Barthélémy Dussert traverse la ville endimanchée pour se rendre à son bureau de la police ju­diciaire. Il est célibataire et donc tout dési­gné pour assurer la permanence des soirs de fête : une corvée qui semble convenir à son tempérament solitaire et rêveur. Il n'aura d'ailleurs pas le temps de s'ennuyer. Un coup de téléphone, en effet, le prévient : on a découvert un cadavre à l'impasse des Ca­deaux... Ainsi commence le second roman de Xavier Hanotte, De secrètes injustices. Avec Manière noire, son premier livre, cou­ronné de plusieurs prix littéraires, l'auteur avait imposé d'emblée la cohérence de son talent : art de la composition, épaisseur des personnages, élégance de l'écriture, et ce sens particulier du mystère émanant des choses qui pourrait le rattacher à la veine du réa­lisme magique flamand, dont il a par ailleurs traduit quelques œuvres maîtresses1. Ce qui frappait surtout, c'était la façon dont il parvenait, dans une intrigue palpitante l'attention du lecteur ne se relâchait pas un instant, à détourner le roman noir de ses fins propres, la recherche du coupable, pour en faire surtout la matière d'une quête exis­tentielle.

Le projet se poursuit dans ce second volume où l'on retrouve avec plaisir les mêmes per­sonnages d'inspecteurs, au nombre desquels figure Katrien, la jeune collègue flamande de Dussert dont le parler colore le texte d'une touche de bilinguisme. La question des langues est d'ailleurs au centre du projet romanesque et intéresse particulièrement Dussert, entiché de poésie et traducteur à ses heures perdues. Tous les signes du monde, lors d'une enquête ou dans la vie, ne doivent-ils pas être transpo­sés en un langage qui fasse sens ? Comme la poterie de l'archéologue, comme la blessure d'enfance qui taraude l'adulte, toute exis­tence n'a-t-elle pas sa part de mystère à dé­crypter, son épaisseur enfouie ? Les minutes de l'enquête, ici, seront de sable mémorial, et s'il faut rendre justice à quel­qu'un, c'est d'abord à l'Histoire, à son peuple de chairs mortes, qu'il s'agisse des victimes juives de la barbarie nazie ou des soldats disparus dans les tranchées de la guerre 14-18. L'intrigue, en effet, conduit Dussert et ses collègues dans le milieu pé­nible des révisionnistes, puisque le cadavre découvert au réveillon de Noël était l'un de ces sinistres falsificateurs de passé. Pourquoi l'a-t-on tué dans les toilettes d'un bistrot bruxellois ? Pour y voir plus clair, les inspecteurs se rendront à Heidelberg, où enseignait le révisionniste assassiné, à Anvers, dans diffé­rents quartiers de Bruxelles où le coupable semble s'ingénier à semer des indices. Et l'auteur excelle, chaque fois, à rendre sensible le génie des lieux.

En parallèle au récit, en de brefs chapitres ponctuant régulièrement l'intrigue princi­pale, se développe d'ailleurs un texte auto­nome tout entier voué à la célébration d'un seul espace, un carré de mélancolie : le ci­metière militaire d'Ypres reposent des soldats anglais de la grande guerre. Une pierre, un nom, la mention d'un régiment : c'est assez pour que Dussert érige à chacun son tombeau, au sens littéraire du terme que magnifia Mallarmé, et pour qu'il tire de l'oubli ses vies jadis frémissantes. C'est qu'il emmènera un jour la jeune femme dont il est amoureux. Mais, pour des raisons propres au passé de chacun sans doute, la rencontre émotive, entre eux, n'au­ra pas lieu. La mémoire sépare les êtres au­tant qu'elle les réunit.

Carmelo Virone