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Critiques de livres


Alain VAN CRUGTEN
Des fleuves impassibles
L'Age d'homme
1997
310 p.

Apprentissage

Tout commence par une rédaction, dans l'ambiance morne et studieuse d'un institut religieux où l'on sait l'art d'étouffer les enfants trop imaginatifs et sensibles. Sommé de « raconter le plus cher souvenir de son enfance », l'élève van Melick enjolive quelque peu le récit d'une pêche à l'écrevisse qui se conclut en réalité par une raclée retentissante et s'interroge : « Est-ce que c'est un péché d'écrire ça, si ce n'est pas tout à fait vrai ? Sans doute, mais pas un gros péché, c'est pour les besoins de la littérature. A moins que la littérature ne soit un péché ». Depuis toujours les curés ensei­gnent la défiance des mauvais livres, des lec­tures dangereuses et immorales, et c'est la littérature qui sera l'instrument de l'éman­cipation de Gérard, lorsqu'il aura la révéla­tion de la poésie et troquera le petit caté­chisme pour Les Illuminations. Des fleuves impassibles s'inscrit dans la filia­tion du roman d'apprentissage. Il renvoie tout entier aux lieux, aux héros et aux épi­sodes du genre. La maison familiale sur laquelle règne un père tyrannique et qu'adou­cit la présence affectueuse d'une cuisinière à la poitrine généreuse, le pensionnat que ré­gentent des prêtres hypocrites ou sadiques, de même que les brimades, les pérégrina­tions, l'épreuve de la maladie, l'expérience du deuil et l'éveil de la sensualité appartien­nent à la familiarité de sa mémoire. Le jeune Gérard, que sa famille et ses maîtres destinent à la prêtrise, doit nécessairement passer par les étapes de la docilité, de la dis­simulation, de la révolte et de la libération. La peinture d'une société strictement codi­fiée où s'ébrouent le pharisaïsme des tar­tuffes et le conformisme imbécile des no­tables, le mélange des voix narratives (narration à la première et à la troisième personne, extraits de journal intime, corres­pondance) ne dérouteront pas davantage le familier des romans anglo-saxons. Premier roman d'un débutant tardif, qui allie la ma­turité des œuvres longuements mûries à la fraîcheur de la première fois, le livre d'Alain van Crugten ne dissimule pas son tribut à la tradition et cette reconnaissance doit être inscrite à son avantage. Car dans ce classicisme intemporel et sans raideur, le traducteur de Witckiewicz et d'Hugo Claus a trouvé, mieux que certains fabricants patentés de faux moderne, la forme la plus propice à l'épanouissement de son talent. Voici donc une narration ample qui marie un lyrisme élégiaque à une ironie acérée, une prose douée d'un grand pouvoir d'évocation, qui sait prêter un poids d'exis­tence aux êtres, aux paysages et aux sensa­tions, une densité au passage du temps, ce temps qui fait de deux amoureux des étran­gers et transforme insensiblement un enfant frêle et soumis en un vigoureux adolescent débordant de vitalité, étonné de se décou­vrir un formidable appétit de vivre. Le monde de Des fleuves impassibles, c'est le Limbourg des Pays-Bas à la fin du siècle dernier, cette province qui fut successive­ment française, hollandaise, belge, alle­mande et de nouveau hollandaise ; territoire frontalier par excellence, dont la géogra­phie, sinon la topographie, joue dans le livre un rôle essentiel. Tout roman de for­mation suppose un voyage : défier la loi du père et s'affranchir des siens reviendra pour Gérard à passer clandestinement la fron­tière, au terme d'une chasse à l'homme où, traqué comme une bête par ses propres frères, il sera laissé pour mort. Au bout de ce périple initiatique, qu'a donc trouvé Gérard ? Est-ce un enseignement qui lui révélerait, délivré des contraintes, son moi véritable ? Ce serait singulièrement li­miter la portée du livre. Rien ne dit que Gérard a découvert l'essence cachée de sa personnalité (qui peut y prétendre ?). Elevé dans une société répressive qui fait de la pa­role l'instrument du mensonge, il a appris à dire et à se dire grâce à cet autre « men­songe » avoué, concerté, qu'est la littéra­ture, accoucheuse de vérité. Alain van Crugten n'a pas procédé autrement, lui dont le lecteur comprend aux dernières pages — comme un secret pudiquement gardé dont l'auteur se refuse à faire étalage — qu'il a retracé, par les voies de l'imagina­tion, le destin d'un grand-père qu'il n'a pas connu et auquel son livre est dédié.

Thierry Horguelin