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Critiques de livres


Gilles KORTA
Dés d'enfance
avant-propos de Karel Logist
Editions Luce Wilquin
collection « Hypathie »
1997
160 p.

Naissance d'un prince cadet

« Mes parents étaient persuadés, et le clamaient à l'occasion, que nous ne res­terions pas éternellement des enfants. »

II peut paraître surprenant de consacrer un premier livre à ses souvenirs d'en­fance. En fait, tout se passe comme si Gilles Korta avait simplement trouvé là le fonds idéal au style désinvolte, drôle et dy­namique, à la conception faussement naïve de l'univers qui doit, plus largement, carac­tériser sa personnalité d'écrivain. Dés d'enfance n'est pas une autobiographie au sens classique. Pas de chronologie stricte, peu ou pas de liens de cause à effet entre les différents événements renseignés. Ils arri­vent plutôt brusquement et sans emphase, comme au hasard. Coup de dés : un motif surgit, que l'on déroule en quelques phrases, jusqu'au prochain lancer. Enfin, comme le souligne l'avant-propos de Karel Logist, on ne trouvera pas trace ici de cette nostalgie, de ces regrets pourtant bien vus dans ce genre d'exercice. Les aventures du clan Korta ont pour décor une ville d'eau très pluvieuse où bottes et pa­rapluies sont devenus « d'inôtables excrois­sances ». La famille, certes un peu bohème, ne fréquente le monde policé du voisinage que lorsque c'est absolument nécessaire. Mais la famille est une notion à laquelle il faut prêter un sens très large : d'abord, il est impossible de se mettre d'accord sur le nombre de ses enfants ; ceux-ci s'inventent d'ailleurs constamment une quantité astro­nomique de jumeaux. On y traite les ani­maux avec déférence, « en cherchant à les préserver des terribles fatalités liées à leur mode de vie. » Enfin, les amis des parents sont immanquablement flanqués des titres d'oncles et de tantes. Autour du clan gravi­tent tout de même quelques personnages in­solites et souvent effrayants, comme la bou­langère à qui il manque un doigt, Madame Tapon à la langue de vipère, un bricoleur acariâtre, un empoisonneur à domicile... Gilles Korta, lorsqu'il raconte les tribula­tions de sa famille à l'intérieur de son do­maine d'élection, ne manque jamais de convoquer l'esprit de son enfance, le regard implacable et candide que, petit garçon, il portait sur les gens et les infimes cataclysmes du quotidien. Ainsi, la voix de l'enfant, celle de l'adulte, sans se confondre, ne cessent de conjuguer leurs harmonies. L'enfant est ici considéré comme un interlocuteur digne du plus haut intérêt. Les fables qu'il invente, leur belle gratuité et leur pouvoir onirique, traitées sans condescendance ni goguenar­dise, mettent à jour quelques vérités iné­dites. « On disait que... », et la réalité en­fouie de ces années-là remonte à la surface. Car c'est aussi, au-delà de la personnalité du narrateur, toute une génération qui remue derrière ces historiettes. « La pluie fait des claquettes », « On a marché sur la lune » : une génération d'espoir dont les membres ont bientôt consenti à se transformer en jeunes gens creux, moins rompus aux idéalismes que leurs aînés mobilisables, moins fidèles mais à moins de causes. Moins heureux mais avec davantage de raisons. Une génération dont sont issus quelques écrivains cultivant avec brio l'art de la distance, le sens de l'humour, du raccourci et de la formule, mais souvent avec moins de secrète candeur que Gilles Korta, prince aux petites égratignures.

Françoise Delmez