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Critiques de livres


Xavier Deutsch
De l'univers
Bordeaux
Le Castor Astral
2005
103 p.

Qui donc est écrivain?
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 141

Xavier Deutsch manifeste. Avec De l'Air! publié au Cri en novembre 2005, il entend faire part d'un certain énervement à la face du monde littéraire : «Quelques générations de docteurs en sciences humaines autoproclamés écrivains ont colonisé la littérature, l'ont asservie, prostituée, l'ont fait servir à ce à quoi elle ne devait pas servir. La littérature était une cavale fière, un cheval sauvage qu'on regardait s'allumer sur la crête des collines : ces orgueilleux crétins en ont fait un cheval de trait, de labour, une sale bête molle qui mendie quatre bouts de sucre dans la main.»

Belle image : un cheval sauvage fait vibrer, procure un sentiment fort de liberté, du plaisir, du plaisir gratuit, nous rend plus humain, sans doute. Mais, soi dit en passant, un cheval de trait nous évite la faim au ventre. Ce que Xavier Deutsch invective, c'est que le cheval de trait tente de nous faire croire qu'il est sauvage et même plus, qu'il n'y a pas d'autre cheval sauvage que lui.

Tout un pan de l'histoire de l'édition au XXe siècle tente de nous faire prendre des essais pour des lanternes, des analyses pour de la littérature. On se souvient des années 70 où la fiction n'était plus de bon ton, où il n'était de bon écrivain qu'engagé. Aujourd'hui encore, la littérature semble contaminée par tous ces scribouilleurs, journalistes, témoins, radoteurs qui essayent de se faire passer pour des écrivains.

Lorsqu'un auteur rencontre ses lecteurs, ceux-ci lui demandent des éclaircissements sur l'origine de ses idées ou le message qu'il souhaite faire passer. Deutsch leur explique alors patiemment que ses histoires sont autonomes, qu'il importe peu d'où elles viennent, comment elles furent conçues. Ce qui compte, c'est qu'elles emmènent leur lecteur dans un jardin magique où il trouve «des lanternes et des sources d'eau bleue».

Plus généralement, Deutsch opère un distinguo entre la littérature d'expression et la littérature de création. La première est un lieu où l'auteur exprime sa vision du monde, la seconde est celle où l'auteur littéraire abandonne toute maîtrise à son texte «qui réclame de l'air et de la liberté». Et il reprend à son compte la phrase de Mallarmé : «On n'écrit pas un livre avec des idées, on écrit un livre avec des mots.»

Jusque-là, la thèse de Xavier Deutsch convainc. La littérature, c'est bien autre chose qu'une démonstration, qu'une analyse, que des idées. La sécheresse analytique qui a marqué une époque doit s'oublier, le battage médiatique qui fait vendre du papier journal sous l'appellation de «littérature» doit être contrecarré.

Mais, on a du mal à suivre Deutsch lorsqu'il poursuit ses explications. Sartre, Ionesco, Camus ne sont pas, à ses yeux, des écrivains puisqu'ils défendent des thèses… Ce sont eux et les structuralistes et le nouveau roman qui auraient pourri la littérature. Les vrais écrivains, selon lui, ont pour nom Simenon, Giono, Flaubert, Conrad, Maupassant, Garcia Marquez, Céline, Sébastien Japrisot, Roald Dahl, Georges Arnaud, notamment, car leurs livres ont été pour lui «de beaux jardins où s'allumaient de hautes étoiles». C'est là que l'analyse de Deutsch prend l'eau : L'Étranger ne serait pas de la littérature, Huis clos, non plus pas plus que Les Choses ou La Route des Flandres? L'essayiste à beau dire que chacun choisit ses jardins, il rejette violemment des livres qui font partie du jardin personnel de nombre de lecteurs…

Deutsch poursuit sa réflexion en expliquant où il voit son engagement : il se définit certes comme «chrétien de gauche qui vote écolo», mais son véritable engagement, c'est de vouloir vivre de son écriture. Il «consiste à croire qu'un monde dans lequel il y a des romans est un monde meilleur, et à tellement prendre au sérieux cette conviction que je la mets au milieu de ma vie en faisant de mes romans mon métier». De là à ne pas apprécier les «écrivains autoproclamés» qui prennent toute la place et phagocytent le système… En Belgique, un écrivain a du mal à vivre de sa plume dans une filière livres qui nourrit pourtant l'éditeur, l'imprimeur, le libraire, le critique, dit-il. Nous, on veut soutenir la liberté du créateur, de tous les créateurs, on peut vouloir que lui soient donnés les moyens de sa liberté, sans accepter que la littérature soit automatiquement «expurgée» des idées, des engagements. L'argument de Xavier Deutsch est mince, fort mince s'il nous prive des textes magnifiques qu'il cite!

Comment après toutes ces analyses, encore oser écrire une «critique» payée sur un roman non rémunéré? Car, au même moment, Xavier Deutsch publie De l'univers au Castor Astral. Un roman. Aujourd'hui, dans le petit village ardennais de Jaisnes, l'hiver calfeutre les maisons de pierre. Leila s'applique à coller la tête de Kompany dans son album Panini. Jules repeint La Mouche, son bateau, en rouge-sang-Paloma Picasso, pour aller au bout du grand océan. Et le roi Albert II lui confie une étrange mission. On y trouve des sources bleues, des étoiles nordiques et des enchantements. On y perçoit intuitivement la cristallisation des thèses développées par l'écrivain lorsqu'il est essayiste. L'important, ce sont les personnages, l'aventure, tout ce dont le lecteur peut faire son propre miel. Nous n'épiloguerons pas : si vous voulez en savoir plus sur Xavier Deutsch l'écrivain, plongez donc dans son roman . Si vous voulez tout connaître de sa philosophie de l'écriture, essayez donc De l'Air!. L'un complète l'autre. Et si vous rencontrez l'auteur de ces deux opus, vous ne lui demanderez plus d'où viennent ses idées – vous saurez qu'il n'aime pas ça –, contentez-vous de l'entretenir des jardins entrevus, de vos lanternes et de vos sources bleues, tout simplement…

 

Xavier Deutsch, De l'Air!, Bruxelles, Éd. Le Cri, 2005, 62 p.